Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/414

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que l’ébauche qu’il en a faite contient des idées diamétralement contraires à celles de tous ses autres livres, il supprime ces idées-là, tout simplement, pour ne pas se mettre en contradiction trop accusée avec lui-même ; et de ces idées, il ne laisse qu’un vestige pour ainsi dire, la première ligne du Contrat social tel que nous le lisons imprimé : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. »

Mais les lignes générales du Contrat social étaient tracées ne variarentur et, en son esprit général, le Contrat social est resté ce qu’il était, une pensée de Rousseau contraire à l’ensemble des pensées de Rousseau.

Si l’on veut supposer, ce qui est permis à la condition de ne pas attribuer à cette supposition trop d’importance, que le Contrat social, écrit en première rédaction en 1754, était dans l’esprit de Rousseau dès 1750, avant le petit discours, très insignifiant du reste, sur les lettres et les arts, on pourra dire que, comme Chateaubriand, « philosophe » avant le Génie du Christianisme a été, à partir du Génie du Christianisme, enchaîné par le Génie du Christianisme et forcé de soutenir toujours les idées qu’il avait soutenues dans cet ouvrage ; de même Rousseau, autoritaire et démocrate-despotiste avant les deux Discours, a été enchaîné par les deux Discours et tenu d’être libertaire dans tous ses ouvrages subséquens, excepté dans une œuvre de jeunesse qu’il n’a pas voulu perdre et dont il a adouci, en la publiant, certains passages trop embarrassans. On peut dire cela ; mais j’aime mieux, comme plus probable, qu’on dise le contraire, c’est à savoir que Chateaubriand, pour toutes sortes de raisons, que ce n’est pas le moment de déduire, était chrétien sans le savoir quand il écrivait l’Essai sur les Révolutions, et qu’il a pris conscience de son vrai lui-même en écrivant le Génie du Christianisme ; et que Jean-Jacques Rousseau, quand il rêvait du Contrat social en lisant l’Esprit des Lois, vers 1748, était déjà libertaire sans le savoir et a pris conscience de son libéralisme et de son individualisme en écrivant ses deux Discours. L’étrange agitation nerveuse où, d’après lui, la conception de son Discours sur les Arts l’a. jeté, sur la route de Vincennes, confirmerait cette manière de voir.

J’ajoute ceci qui est une petite tentative de « conciliation. » Il est vrai qu’un homme qui accuse la société de tous les crimes et qui, dans le Contrat social, détruit l’individu et fait la société