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— la civilisation pourvoit largement aux besoins de l’humanité ; mais elle en crée de nouveaux à mesure, de sorte que l’humanité est aussi dénuée qu’auparavant, si elle ne l’est pas davantage ; — la civilisation a détruit parmi les hommes la souveraineté de la force ; mais elle l’a remplacée par la souveraineté de la ruse, de la fourberie et du mensonge, etc., etc. ; — et si l’on dit que, si la civilisation n’a fait dès lors que remplacer des maux par d’autres, cela tient à ce que l’humanité est folle, on pourra très bien répondre que c’est la civilisation qui a affolé l’humanité.

Tant y a que c’est bien là l’idée centrale, l’idée vitale de Jean-Jacques Rousseau, celle qui n’est qu’un trait de tempérament devenu trait de caractère et un trait de caractère devenu idée générale, et l’on sait qu’il n’y a que les idées de cette sorte qui persistent indéfiniment en nous et qui repoussent plus on les déracine.

Dans l’application, cette idée devenait chez Rousseau : retour aux mœurs simples, défiance à l’égard des arts, aversion à l’égard du théâtre, aversion à l’égard des grandes villes, aversion à l’égard des grands Etats, système fédéraliste, pour permettre aux provinces d’un grand Etat de retrouver les avantages politiques, intellectuels et moraux dont les petits Etats jouissent et qu’elles ont perdus.

C’est ici la politique vraie, de Jean-Jacques Rousseau, à mon avis, celle qui lui tient au cœur, dans toute la force du terme.

Quand il en arrive, dans le Contrat social, à la constitution de la société politique telle qu’il la conçoit, on sait que Rousseau intronise la souveraineté nationale absolue, la souveraineté absolue de la « volonté générale. » On sait aussi que, par « volonté générale, » il entend la volonté de tout le peuple, abstraction faite de tout ce qui, au sein du peuple, serait corps constitué, association, congrégation, ligue, ou seulement entente établie momentanément entre un certain nombre de citoyens ; toutes choses, ou qui doivent être empêchées, ou dont, si elles existent, on doit ne pas tenir compte quand il s’agit de voir où est véritablement la vraie volonté générale ; car ces corps sont véritablement ou des aristocraties ou des élémens sociaux qui tendent à l’aristocratie. Nous sommes donc, avec Jean-Jacques Rousseau, dans la démocratie pure et même dans la quintessence de la démocratie.