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notre mesure française et européenne. Les Musulmans eux-mêmes, ceux qui se sont instruits chez nous ou dans nos écoles, commettent fréquemment une erreur semblable. A tout instant, ils instituent des parallèles entre notre révolution et la leur, comme si le rapport entre les deux n’était pas très lointain. Pour que nos inductions fussent valables, il faudrait raisonner du même au même. De ce que tel peuple a réussi à transformer ses institutions et ses mœurs il ne s’ensuit nullement que son voisin y doive réussir. Il ne dépend peut-être pas de la Chine et de l’Inde de suivre l’exemple du Japon ! C’est qu’il y a des fatalités de race et de climat, des hérédités physiologiques et morales contre lesquelles tout vient se briser. Ayons donc toujours présens à la mémoire ces sages préceptes de Taine : « Il y a naturellement des variétés d’hommes, comme des variétés de taureaux et de chevaux, les unes braves et intelligentes, les autres timides et bornées, les unes capables de conceptions et de créations supérieures, les autres réduites aux idées et aux inventions rudimentaires, quelques-unes appropriées plus particulièrement à certaines œuvres et approvisionnées plus richement de certains instincts, comme on voit des races de chiens mieux douées, les unes pour la course, les autres pour le combat, les autres pour la chasse, les autres enfin pour la garde des maisons ou des troupeaux... » Si nous sommes bien pénétrés de ces vérités, nous ne nous étonnerons pas qu’il y ait des natures ingrates sur qui l’éducation est impuissante ; ni que des peuples entiers soient voués à une irrémédiable barbarie ; nous ne croirons plus qu’on puisse transporter une civilisation d’un . pays dans un autre comme on y transporte un matériel de campement ou une cargaison de rails. Nous ne croirons pas surtout que nos idées politiques, morales, philosophiques, que notre intellectualisme en un mot ait grandes chances de s’acclimater hors de chez nous. En vérité, le monde est immense et ce qui s’appelle proprement « la civilisation » ne sera jamais qu’un point perdu dans cette immensité.


LOUIS BERTRAND.