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Il en va très différemment dans les pays d’Islam, où le seul lien entre les individus est le lien religieux. L’apparence même d’une atteinte à la religion y prend les proportions d’un attentat contre la collectivité musulmane tout entière. Dans ces conditions, il est trop naturel que le peuple, avec le clergé, se défie de nos sciences : ils en pressentent l’action destructive, et puis enfin ces sciences, c’est la pensée de gens qui ne pensent pas, qui n’agissent pas comme eux et qui d’ailleurs se présentent à eux avec des arrière-pensées trop évidentes de domination.

Le problème de l’éducation musulmane serait singulièrement simplifié, si l’Egypte et la Turquie étaient des pays à peu près homogènes comme nos pays d’Europe. Entre gens de même race, de même religion ou de même formation intellectuelle, on peut arriver à s’entendre ; une mesure prise en vue du bien général peut à la longue rallier tous les suffrages. Malheureusement, l’unité ethnique n’existe pas en Orient. Partout, dans tous les territoires où il s’est établi, l’Islam est entouré de religions concurrentes qui ont exaspéré dans leurs adeptes le sentiment de la race et les tendances séparatistes. En présence de ce danger permanent, lui est-il possible de désarmer ? Les élites de toutes ces religions, y compris les élites musulmanes, peuvent bien chercher un terrain de conciliation : la masse n’est pas avec elles. Tant que cet état de lutte subsistera, tant que l’élément islamique verra dans son intransigeance religieuse l’unique moyen d’empêcher son absorption ou sa déchéance au profit des dissidens de l’Empire, la culture moderne restera chez lui bien superficielle. Elle atteindra peut-être, derrière une minorité très restreinte d’hommes distingués ou éminens, le troupeau des fonctionnaires : les couches profondes n’en seront pas touchées. D’après cela, on juge avec quelle réserve il convient d’accueillir les protestations de certains Ottomans, qui viennent étaler chez nous leur admiration pour la philosophie émancipatrice de notre XVIIIe siècle, qui exaltent nos Jean-Jacques, nos Voltaire, voire l’auteur de l’Assommoir comme les apôtres chéris de la Turquie moderne. De tels propos peuvent éblouir des conseillers municipaux ou des journalistes parisiens. Si l’écho en parvient jusqu’aux rives du Bosphore, il est inévitable qu’il y produise le plus déplorable effet.

Ce qui nous abuse perpétuellement, dans notre appréciation des choses orientales, c’est que nous leur appliquons toujours