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malheureusement, que des exceptions. On objecte que, dans notre Europe, la science moderne a rencontré, de la part de l’Eglise, la même opposition systématique et que cependant elle a fini par triompher. La comparaison est encore spécieuse, sinon tout à fait fausse. Bien loin de se laisser déborder par le mouvement de la Renaissance, l’Eglise, après quelques hésitations, s’en est emparée, a prétendu le conduire. Les Jésuites, les premiers, ont canalisé l’humanisme, ont adopté l’art nouveau et l’ont même fait servir à tout un rajeunissement du symbolisme chrétien. Voit-on que les gens d’El-Ahzar se préoccupent d’une pareille conquête ou d’une pareille adaptation de la science occidentale. En vain nous vante-t-on le libéralisme de tel Sheik-ul-Islam ! Le Sheik-ul-lslam n’est guère plus qu’un ministre des Cultes. La direction et l’autorité religieuses sont ailleurs que dans ses bureaux et qu’à Constantinople !

En réalité, le peuple est d’accord avec le clergé musulman pour résister à l’envahissement des idées européennes. Et c’est justement le peuple qu’il importerait le plus d’entraîner, d’arracher à son apathie ! C’est par le peuple que les Japonais ont vaincu. Tant que la masse musulmane n’aura pas été façonnée et disciplinée par l’école primaire, on ne saurait se flatter de faire de l’Egypte et de la Turquie des nations modernes. Mais, en somme, le peuple a raison à son point de vue. Il sent confusément que sa religion est la sauvegarde de son existence : c’est elle qui, de Stamboul à Delhi, de Fez à Bagdad, réunit en un bloc impénétrable toutes les forces musulmanes. Se détacher de ce bloc, ce serait d’abord se vouer politiquement à l’impuissance et ce serait ensuite se suicider individuellement. Sous l’influence des idées protestantes, nous sommes trop enclins à nous imaginer que la religion est une affaire toute personnelle, qui ne regarde que nous. La modifier ou la rejeter dépend, croyons-nous, d’une décision de notre conscience, dont personne n’a le droit de nous demander compte. Peut-être que, si nous y regardions de plus près, nous nous apercevrions qu’en cela comme en tout le reste, nous devons agir solidairement avec la communauté et considérer le préjudice que peut bien lui porter une défection individuelle. Mais, en définitive, dans des pays comme les nôtres, où le lien national est peut-être plus fort que le lien religieux, ces défections sont possibles, et l’on ne cesse pas nécessairement d’être Français parce qu’on cesse d’être Catholique.