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sur une chaise longue, les mains et la figure décharnées et pouvant parler à peine. Il n’y avait plus à se faire la moindre illusion, c’était la fin.

Dès qu’elle se sentit mourir, elle appela le P. de Ravignan dont elle connaissait la chaleur d’âme. Sainte-Beuve put encore l’approcher une fois ou deux, mais après qu’elle eut reçu les derniers sacremens, soit que la vue de son ami lui causât trop de chagrin, soit qu’elle voulût lui épargner le spectacle de son agonie, soit qu’elle éprouvât le besoin d’être toute à Dieu, elle refusa de le recevoir. Toutefois, étant donné l’affection profonde, unique, qu’elle avait eue pour lui, ce n’est pas trop s’avancer que de dire qu’il eut sa dernière pensée.

Elle mourut le 22 mars 1850[1]. Trois ans après, Sainte-Beuve, qui jusque-là avait gardé à son endroit le silence le plus absolu, s’exprimait ainsi sur elle dans une lettre adressée à Mme du Gravier :

« À toutes les questions sur Mme d’Arbouville, je crois qu’il n’y a qu’une réponse : Elle avait l’imagination ! elle avait la foi et le génie ! Avec cela, on pleure, on rit, on s’intéresse à des créations nées de nous-mêmes, on les fait vivre aux yeux de tous, on y met de soi et l’on ne s’y met pas tout entier : c’est là l’éternel mystère. Sa souffrance réelle était sa laideur : elle la recouvrait d’un voile éblouissant d’esprit, de bienveillance, d’agrément. La louange lui était très chère et la consolait de beaucoup de choses. Elle dépendait des salons, elle qui valait mieux. Elle avait une source naturelle et sincère, une source qu’on peut appeler créole de bonté, un trésor de sensibilité qu’elle n’avait placé à fonds perdus nulle part : cela se retrouvait et circulait dans les œuvres de sa composition et de sa fantaisie. Ma plume est trop lourde pour parler d’elle aujourd’hui : excusez-moi, nous en reparlerons à quelque heure vague de l’après-midi. Elle voulait plaire et être aimée plutôt qu’aimer… J’en sais quelque chose[2]. »

Il était impossible de mieux la peindre et de dire plus clairement qu’elle n’avait été que son amie. Qui pourrait d’ailleurs en douter à présent ?


Léon Séché.
  1. Ses obsèques furent célébrées à la Madeleine le lundi 25 mars.
  2. Lettre du 3 avril 1853, publiée par M. G. Michaut dans la Revue latine du 25 septembre 1905.