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envoyer quelques lignes. Vous savez que je suis à la Croix-Rousse. Les barrières de Lyon s’étant trouvées fermées, les voilures ou omnibus ne circulant plus, et moi, pauvre infirme, ne pouvant marcher, je suis restée là, tout près des endroits que l’on bombardait. Les journaux, les rapports ne vous diront jamais assez ce qu’a été mon mari. Il s’est battu comme un sous-lieutenant toute la journée. Mais comme il faisait ce rude métier, afin d’engager les régimens, de ne pas laisser place à la plus légère hésitation, du côté de l’armée, après être monté le premier à pied en avant, sur toutes les barricades, il a le soir envoyé chez les journalistes pour exiger que l’on n’en parlât pas, craignant qu’une plume maladroite n’exprimât quelques doutes sur la conduite de l’armée[1]. M. Raoult a été blessé, presque rien. Ma santé a reçu une rude atteinte de tant d’émotions, mais après tout, elle n’a pas besoin de causes accessoires pour être mauvaise. Plaignez-moi ! Ah ! si vous saviez ce qu’est devenue ma position, — ce que j’ai de souffrance, de martyre, d’effroi ! Je n’ai pas toujours du courage ; le présent est douloureux, l’avenir est affreux.

« Ah ! j’ai fini, je le sens bien. Mais il n’y aura rien d’immédiat, et nous nous reverrons. Vos bonnes lettres sont une joie pour moi. Dites-moi bien que vous m’êtes attaché. Ce sont les plus tardives paroles d’affection, d’une affection qui m’a choisie, que j’entendrai.

« Oh ! si je pouvais encore rire, comme je rirais de vous voir en rosette, et bien troussé, allant recevoir un roi ! Ah ! farouche républicain, qui vouliez la chute du tyran Louis-Philippe, qui avez donné votre démission pour ne pas saluer des ministres ! Mais vous êtes un ami parfait. Vos sentimens sont toujours les mêmes. Voilà le meilleur et la seule chose nécessaire, comme disait Marthe.

« Adieu, je n’écris qu’avec peine et ceci est déjà long.

« M. d’A[rbouville] me charge toujours de vous dire une chose aimable pour lui. Il me soigne bien, mais je n’en suis pas moins trop seule dans ce lieu de traitement où le mal augmente chaque jour, et pourtant l’affection ne me manque pas. Je ne dois pas me plaindre. Adieu, adieu, que Dieu vous garde ! »

  1. Le général d’Arbouville eut dans ces tristes journées une conduite si héroïque que la ville de Lyon, pour lui marquer sa reconnaissance, donna son nom à une grande voie,