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remercie. Jen comprends plusieurs choses, pas tout. Au lieu de réfuter, j’aime mieux raconter mes impressions avec cette sincérité que vous n’aimez pas.

« Ecoutez un cœur qui s’ouvre comme un livre devant vous. Quelle que soit l’impression des jours présens, elle ne rejaillit pas sur le passé, il reste entier et radieux de tout son dévouement. Je crois que vous êtes la personne, en dehors de mes liens naturels, qui m’a le plus aimée, et j’en éprouve une reconnaissance que rien n’entame. Le temps de ma vie que vous avez partagé me reste un doux souvenir. Je tourne ma pensée vers ce temps-là sans une amertume quelconque. Je sais qu’une affection pareille, eût-elle une limite de temps, est chose rare, et que des milliers d’êtres sont incapables de la ressentir un jour. Quant au présent, j’ai lu et relu tout ce que vous me dites à cet égard, et je mets toute la bonne volonté d’âme possible à le juger et à sentir comme vous. Mais quelque chose au fond de moi-même murmure toujours ceci : « Oui, tout cela serait vrai, si on pouvait croire qu’il n’est pas un seul sentiment qui puisse être plus fort que le chagrin de l’absence. Alors, oui, il faudrait mépriser les amitiés qui ne supporteraient pas même des années d’une absence inévitable et douloureuse. Oui, alors, tout ce que vous dites est vrai, et il faudrait presque remercier de l’éloignement qui serait une épreuve marquant bien la valeur d’une affection toute à part. Mais se dire tout cela quand on a donné un consentement volontaire à l’absence pour s’éviter d’autres chagrins qui ont le plus pesé dans la balance, voilà ce qui est un peu difficile.

« Il est un autre côté de la question dont vous serez satisfait. C’est celui qui me regarde, moi. On ne recommence pas de longues années de sa vie, et même l’amitié a une pudeur qui l’empêche d’être multiple, du moins l’amitié qui est une affection. Je ne me sens ni la verve, ni le courage de recommencer avec d’autres la longue histoire que j’ai traversée avec vous. Le temps, cet ingrédient si précieux en fait de choses du cœur, manque à mon avenir que je crois borné, et d’ailleurs ce dévouement un peu triste me fait détourner la tête de toutes nouvelles chances. Je me prêterais plutôt à plaire (si cela était possible), à sourire quelques jours, à me distraire, qu’à chercher du sérieux encore. Enfin, par un autre chemin que celui que vous m’indiquez, j’arriverai au but que vous désirez, je ne remplacerai pas. »