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ne me suffit pas... Après tout, sous tous ces airs de raison, elle est plus fière que tendre, plus glorieuse que passionnée[1]. »


Passionnée, certes, elle ne l’était guère, mais tendre et affectueuse et dévouée, on verra si elle le fut.

« ... Vous avez pour vous, écrivait-elle encore à Sainte-Beuve, le 17 octobre 1847, vous avez pour vous tous les avantages d’un combat dans lequel on ne dispute rien. Croyez du moins que je vois, que je comprends, que j’apprécie, que je suis touchée. Otez-moi en qualités tout ce que vous voudrez, mais laissez-moi l’intelligence d’affection qui sait tenir compte aux choses de leur valeur, et qui ne passe pas sans apercevoir.

« J’ai lu hier une jolie phrase : Il y a des choses que l’on ne voit pas, mais dont on se souvient.

« C’est une femme qui répond ainsi à un homme de ses amis qui, bien vieux, lui disait qu’il l’avait aimée quand elle était jeune, sans qu’elle le sût. »


Mais voici venir les mauvais jours. La Révolution de 1848 a troublé si profondément la vie de Sainte-Beuve qu’il prend la résolution de s’exiler. A première vue, cela paraît étrange, étant donné l’âge de sa mère et l’amour qu’il portait à Mme d’Arbouville. En y réfléchissant, on se demande s’il n’espérait pas qu’au moment du départ l’amie, dont il sentait le chagrin, lui accorderait ce qu’elle lui avait obstinément refusé jusqu’à ce jour. S’il avait fait ce calcul, le billet suivant nous montrera qu’il en fut pour ses illusions.

« Et moi aussi, lui mandait-elle, je trouverais bien triste de vous quitter sur ces sentimens amers. C’est contre ma volonté, que chaque fois que vous venez chez moi, la conversation tombe sur de pénibles questions. Je le déplore, j’aurais voulu plus de silence. C’est le dernier charme de nos affections comme c’en est le premier que de se taire. Vous me demandez le ton, le voici : Vous remercier du dévouement du passé, — vous exprimer les plus derniers regrets de votre départ, — vous prier de donner souvent de vos nouvelles, — enfin rester amis. Voilà mon désir et ma pensée. »

  1. Le Clou d’or, p. 51 et 53.