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et craignait de la perdre dans la fréquentation des salons à la mode. Mais l’ambition fait faire bien des choses. Depuis 1839, Sainte-Beuve rêvait d’entrer à l’Académie française, et comme les clefs de la maison passaient pour être aux mains des doctrinaires, il leur faisait toutes sortes d’avances — se promettant, d’ailleurs, une fois élu, de se retirer peu à peu du monde et de vivre au milieu de ses livres. Mais il avait compté sans l’amour. Il se sentait ramené chaque jour dans le salon de Mme d’Arbouville par un charme de la même nature que celui qui l’avait retenu autrefois dans le Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs. Le charme, à un moment donné, devint même si prenant, qu’il n’hésita pas à déclarer sa flamme à Mme d’Arbouville. Ouvrez le petit livre à couverture bleue du Clou d’or, les quelques lettres qui en forment l’intrigue vont du commencement de juillet à la fin d’octobre 1844. Or, Sainte-Beuve avait été élu à l’Académie le 14 mars de la même année. Depuis quatre ans, il avait donné des gages sérieux d’intérêt et d’amitié à Mme d’Arbouville et il avait été payé de retour. Dès qu’il avait su à quelle âme tendre, religieuse et poétique il avait affaire, notre Joseph Delorme, qui n’avait pas encore entièrement perdu la foi, avait pris sa figure de petit saint Jean ; il s’était montré doux et humble de cœur, discret, câlin, timide et parlant bas, pour s’insinuer plus sûrement dans les bonnes grâces de Diane, car, bien que Mme d’Arbouville n’eût rien physiquement de la sœur d’Apollon, il suffisait qu’elle fût jeune, aimable, et qu’elle jouât de la lyre, pour qu’il la vît sous les traits de Diane chasseresse[1]. Il l’avait encouragée à cultiver les Muses, à répandre son esprit dans de petites nouvelles en prose dont, au besoin, il s’offrait à lui fournir le thème. Et lorsque, en 1843, elle s’était décidée à réunir en volume ses premières nouvelles[2], il s’était fait son chevalier servant auprès des journaux et des revues où il avait quelque influence, mais sans paraître, et en

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  1. Ne l’a-t-il pas définie un jour ? « Jeune femme charmante, un peu Diane, sans enfans. Restée enfant et plus jeune que son âge. Pas jolie, mais mieux. » Et ne l’a-t-il pas chantée dans un rondeau dédié « à une belle chasseresse, » qui commence par ce vers ?
    Doux vents d’automne, attiédissez l’amie.
    (Poésies complètes, t. I, p. 211.)
  2. Ce petit volume, non mis dans le commerce, renfermait trois nouvelles : Marie-Madeleine, Une Vie heureuse, et Résignation.
  3. Mme d’Arbouville habitait place Vendôme, n° 10, dans l’hôtel de la baronne de Graffenried-Villars, sa cousine germaine.