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dans le Clou d’or, je crois que Sainte-Beuve rendit à son amie les lettres qu’elle lui avait adressées, de 1840 à cette date. Autrement, il serait incompréhensible que les lettres de Mme d’Arbouville n’embrassassent que la période comprise entre 1846 et 1850, les rapports de Sainte-Beuve avec elle remontant, comme je l’ai dit, à l’année 1840.


Sainte-Beuve ne semble avoir redouté qu’une chose dans sa vie, c’est de devenir la proie d’une femme. Il a dit dans le sonnet final du Livre d’amour :


Je voulais la nuance et j’ai gâté l’ardeur.


Là est l’explication de toute sa conduite envers celles qui lui sourirent. Il ne refusait pas de payer son tribut à l’amour, mais il voulait rester le maître du moment. Si Mme d’Arbouville était entrée dans ses vues, je crois qu’il aurait eu avec elle un amour de tout repos, mais elle n’avait pas appris la morale dans Sénac de Meilhan. Tout arrière-petite-fille qu’elle était de Mme d’Houdetot, l’amie de Jean-Jacques, elle avait des mœurs et une conception de l’amour toutes différentes de celles du XVIIIe siècle finissant. Certes, elle était heureuse qu’on lui fît la cour, elle était très fière des hommages qu’on voulait bien lui rendre, mais il ne fallait pas en espérer un autre prix que ce qu’en peut donner une femme du monde, aimable et vertueuse. Or ce fut justement entre elle et Sainte-Beuve un perpétuel sujet de discussions, de reproches et de bouderies. Elle avait beau lui signifier, sur un ton qui ne permettait aucune méprise, qu’elle ne franchirait pas les sages limites de l’amitié, même amoureuse, il ne pouvait en prendre son parti et la harcela jusque sur son lit de souffrances[1].

Les lettres de Mme d’Arbouville que nous publions aujourd’hui portent la trace du long combat que se livrèrent ces deux êtres si peu faits en apparence pour se comprendre et qui s’aimèrent pourtant d’un amour si jaloux et si pur ! Que serait-ce des lettres de Sainte-Beuve 1 Mais elles n’ont pas toutes été

  1. N’a-t-il pas dit lui-même dans une des poésies qu’il a faites sur elle :
    En me voyant gémir, votre froide paupière
    M’a refermé d’abord ce beau ciel que j’aimais.
    Comme aux portes d’Enfer, de vos lèvres de pierre,
    Vous m’avez opposé pour premier mot : jamais !
    (A Elle qui était allée entendre des scènes de l’opéra d’ORPHÉE.)