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encore, dévalisèrent quelques boutiques de charcuterie, de pâtisserie, et ne négligèrent pas d’emporter l’argent des comptoirs. A l’abbaye de Saint-Victor, les religieux virent leur couvent forcé et envahi, leurs provisions saccagées et volées. Au faubourg Saint-Laurent, la canaille injuria les soldats du guet, et, comme ils faisaient mine de charger leurs fusils, on leur montra des « débris de pavés, » en menaçant d’élever des barricades. Une femme « qui faisait grand tapage, » ayant été appréhendée et conduite dans un corps de garde, ses compagnons la réclamèrent avec des cris si violens, qu’on consentit à la leur rendre, « pour tranquilliser les esprits. » On entendait « de mauvais propos, » comme l’exhortation à la foule de marcher sur Bicêtre, d’enfoncer les cachots et de lâcher les prisonniers. Le bruit courut, un peu plus tard, que les émeutiers voulaient faire le siège de la Bastille ; Biron donna l’alerte au gouverneur, M. de Jumilhac, qui tint sur pied jusqu’au matin le régiment des mousquetaires[1]. Une bande alla manifester sous les fenêtres de l’hôtel du contrôle-général ; les hommes montraient du pain moisi, hurlant : « Voici ce qu’on nous fait manger ! » Il fut prouvé, comme la veille à Versailles, que ce pain, fabriqué pour la circonstance, avait été verdi au moyen d’une substance spéciale.

Le fait saillant de cette journée fut l’inaction de la police. « Ce qu’on avait bien de la peine à comprendre, observe avec raison Hardy, c’était de voir une populace mutinée absolument maîtresse d’exécuter tout ce qu’elle jugeait à propos d’entreprendre, sans obstacle, et sans qu’on eût pris aucun moyen pour la contenir, quoiqu’on fût prévenu de la veille de ce qui devait arriver. Plusieurs commissaires s’étant rendus chez le sieur Lenoir, lieutenant-général de police, pour l’avertir et voir ce qu’il y aurait à faire, ce magistrat leur dit qu’il n’avait point d’ordres et qu’il fallait laisser aller les choses. » La lettre que Turgot adressa le lendemain à ce haut fonctionnaire confirme les dires du libraire : « Je suis très persuadé, manda-t-il à Lenoir[2], que vous avez fait ce que vous avez pu pour pré- venir les malheurs de la journée d’hier ; mais ces malheurs sont arrivés, et je ne puis douter que la manière dont la police a été

  1. La conspiration révolutionnaire, par M. Gustave Bord.
  2. Lettre de Turgot du 4 mai 1775. Documens publiés par M. Etienne Dubois de l’Estang, passim.