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Louis XVI, à deux heures de l’après-midi, fit porter à Turgot une seconde lettre[1] où il lui rendait compte des faits passés et des précautions prises : « Nous sommes absolument tranquilles. L’émeute commençait à être assez vive ; les troupes qui y ont été les ont apaisés, et ils se sont tenus tranquilles devant eux. M. de Beauvau les a interrogés ; la généralité disaient qu’ils n’avaient pas de pain, qu’ils étaient venus pour en avoir, et montraient du pain d’orge fort mauvais, qu’ils disaient avoir acheté deux sols, et qu’on ne voulait leur donner que celui-là... J’ai recommandé à M. l’intendant de tâcher de trouver ceux qui payaient, que je regarde comme la meilleure capture. Je ne sors aujourd’hui, non pas par peur, mais pour laisser tranquilliser tout. » Au moment d’expédier sa lettre, Louis XVI y mit ce post-scriptum : « M. de Beauvau m’interrompt pour me dire une sotte manœuvre qu’on a faite, qui est de leur laisser le pain à deux sols. Il prétend qu’il n’y a pas de milieu entre le leur laisser comme cela, ou les forcer à coups de bayonnettes à le prendre au taux où il est. Ce marché-ci est fini ; mais, pour la première fois, il faut prendre les plus grandes précautions pour qu’ils ne reviennent pas faire la loi ; mandez-moi quelles elles pourraient être, car cela est très embarrassant[2]. »

Turgot rentra quelques heures plus tard à Versailles, et se rendit aussitôt chez le Roi, qui l’accueillit avec ces mots : « Nous avons pour nous notre bonne conscience, et avec cela on est bien fort. » Tous deux tombèrent d’accord pour révoquer la concession arrachée au prince de Beauvau et rétablirent le cours normal du pain[3]. Ces lignes de Turgot, adressées le soir même à l’abbé de Véri, le montrent calme et de sang-froid, et rendent

  1. Documens publiés par M. Dubois de l’Estang, passim.
  2. Les deux lettres du Roi qu’on vient de lire furent, on ne sait comment, connues deux jours plus tard du peuple parisien et diversement commentées. « Bien des gens, rapporte Hardy, ne pouvaient se déterminer à y ajouter foi. Un caporal, disaient-ils, qui rendrait compte à son sergent ne s’y prendrait pas autrement. De pareilles lettres ne peuvent avoir été imaginées que pour jeter le ridicule sur la conduite du souverain. Tandis que les uns raisonnaient ainsi, d’autres admiraient le naturel et la franchise de ces lettres, assez ressemblantes, selon eux, à celles que le bon roi Henri IV écrivait à son cher Sully, et en soutenaient la réalité. » — Journal de Hardy, passim.
  3. Le lendemain 3 mai, sur la nouvelle de cet ordre, il y eut encore quelques attroupemens dans Versailles. On expédia sur le champ par les rues des patrouilles de gardes du corps, criant qu’il leur avait été commandé de « tirer sur le premier qui remuerait. » Les chefs de la rébellion venant d’ailleurs de partir pour Paris, cette menace suffit à enrayer tout mouvement populaire.