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Esterhazy, spectateur de la scène, ouvraient les sacs de farine, en mettaient dans leurs tabliers, et s’en allaient. » On prit ensuite d’assaut quelques boutiques de boulangeries. Les paysans qui suivaient les meneurs répétaient avec conviction qu’en agissant ainsi ils remplissaient le vœu du Roi, et que, du reste, ils n’en voulaient qu’aux seuls accapareurs. Beaucoup brandissaient des morceaux d’un pain nauséabond, destiné, disaient-ils, à l’alimentation du peuple. Il fut démontré par la suite qu’on l’avait fabriqué exprès, avec du son, du seigle et de la cendre, savamment mélangés et moisis depuis plusieurs jours. Les premiers efforts des soldats ne purent arrêter les factieux. Une forte bande parvint jusqu’au seuil du château, poussant des cris confus. Une poissarde montrait son tablier plein de farine gâtée, que, disait-elle, elle voulait porter à la Reine. « Elle avait l’air d’une furie, les yeux égarés, la figure ardente. » Louis XVI se montra au balcon, prononça quelques mots qui se perdirent dans le tumulte, et dut se retirer sans avoir pu se faire entendre. Il regagna sa chambre, troublé, découragé, et le visage en larmes.

Enfin parurent les gardes[1], le prince de Beauvau à leur tête. On insulta le prince et on le couvrit de farine. On remarquait avec surprise, parmi toute cette canaille, un « officier » du Comte d’Artois, le sieur Carré, « chef de gobelet » du prince, excitant les rebelles du geste et de la voix. Une altercation s’ensuivit avec un des gardes du corps, qui le perça d’un coup de baïonnette ; on le porta à l’hôpital, et on fit le silence sur ce singulier incident[2]. Beauvau parvint enfin à dominer un moment les clameurs : « A combien voulez-vous qu’on fixe le prix du pain ? demanda-t-il dans un intervalle de silence. — A deux sous. — Eh bien ! soit, à deux sous. » Cette concession, tout au moins imprudente et qui fut blâmée par le Roi, eut pour effet d’apaiser soudainement l’orage. Les émeutiers, sur cette promesse, coururent aux boulangeries, se firent livrer du pain pour le prix annoncé. L’ordre se rétablit dans les rues. Il n’y eut pas de morts, et pas même de blessés gravement ; seulement quelques hommes arrêtés, sur lesquels on trouva des pièces d’argent pour une somme de douze livres, et sur quelques-uns des louis d’or.

  1. A Versailles, d’après M. Gustave Bord, le mouvement fut réprimé par les gardes françaises, appuyés par les gardes suisses et par 3 000 hommes de cavalerie. — La conspiration révolutionnaire.
  2. D’après d’autres récits, il fut condamné à mort, mais gracié.