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sans oser porter plainte. La publication de l’arrêt qui favorise l’importation du blé est sans effet sur cette foule irritée : « On le regarde comme un remède qui serait administré à un agonisant[1]. » On constate en même temps dans les marchés de Paris et de Versailles une affluence inusitée de paysans, — ou de soi-disant tels, — venus de quinze et vingt lieues à la ronde ; ces gens, que personne ne connaît, sèment l’inquiétude, tiennent des discours « capables d’émouvoir les esprits de la populace. »

Par une rencontre à laquelle on songera plus tard, ces mouvemens coïncident avec une campagne secrète dirigée contre les ministres et spécialement contre Turgot. Des rumeurs se répandent, venant d’on ne sait où, au sujet d’une prétendue brouille entre Maurepas et le contrôleur général. Ce dernier est, dit-on, à la veille de se retirer : on attribue déjà sa place à M. de la Michodière, prévôt des marchands de Paris. On chuchote également, sur un ton de mystère, que le Roi avait résolu de « mettre le pain à deux sols[2], » mais qu’il a dû céder devant le mauvais vouloir de Turgot. Le ministre est donc responsable du renchérissement dont on souffre et d’une misère dont, au surplus, on exagère étrangement l’étendue.


Cette excitation lente, et probablement calculée, est le prélude d’une ère de violences, qui éclatent brusquement en plusieurs endroits à la fois[3]. Le 1er mai, à Beauvais, à Poissy, à, Saint-Germain, à Meaux, à Saint-Denis, sur d’autres points encore[4], apparaissent des bandes de pillards, dont quelques-unes, notamment à Villers-Cotterets, comptent jusqu’à 1 500 hommes, et qui agissent avec un surprenant ensemble. Une avant-garde assez nombreuse marche ce même jour sur Pontoise, où elle se livre aux pires excès. Sur tout le cours de l’Oise, à Beaumont, à Méry, à l’Isle-Adam, les bateaux de blé sont pillés ; on vole et on emporte, mais surtout on saccage ; les sacs sont éventrés, leur contenu est jeté à l’eau. Ces bandits sont d’ailleurs méthodiques

  1. Journal inédit, passim.
  2. Journal du duc de Croy.
  3. Pour le récit de la révolte connue sous le nom de Guerre des farines, j’ai consulté le journal de l’abbé de Véri, le journal de Hardy, les Souvenirs de Moreau, le Journal du duc de Croy, les Mémoires de Soulavie, les Mémoires d’Esterhazy, la Correspondance secrète de Métra, etc., etc.
  4. A Vernon, les émeutiers voulurent, après avoir pillé ses blés, pendre un marchand nommé Planter, qui fut délivré à grand’peine par la maréchaussée.