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Dans ces conjonctures difficiles, lorsqu’il fallait parer au danger menaçant qui réclamait ses forces et son activité, Turgot, par une fatalité cruelle, avait une lutte non moins pénible à soutenir contre la nature. Sa santé s’altérait ; son mal héréditaire avait brusquement reparu, provoquant des crises douloureuses. « M. le contrôleur général s’en va goutte à goutte, » disaient les plaisans de la Cour. Il réagissait vaillamment, se faisant, presque chaque matin, « porter dans la chambre du Roi, où il restait trois heures de suite avec Sa Majesté[1]. » Louis XVI lui témoignait une confiance absolue, le questionnait sur tout, déférait à tous ses avis. De cet accord sortirent quelques mesures utiles. Des « ateliers de charité » furent créés dans la capitale et dans certaines provinces. Des primes furent accordées à l’importation des blés étrangers. Des troubles assez violens ayant éclaté à Dijon par suite de la cherté du pain, Turgot, après la répression, consentit à exonérer les grains et les farines des droits d’octroi et de marché dans les plus grandes villes de Bourgogne[2]. Grâce à ces précautions, on put espérer un moment calmer l’effervescence et prévenir de plus graves désordres.

Pourtant les gens bien informés, et ceux surtout qui fréquentaient les milieux populaires, remarquaient d’alarmans symptômes. Le libraire Hardy note presque jour par jour[3] les propos entendus dans les échoppes, dans les marchés, dans les quartiers indigens de Paris. Le 15 avril, sur l’avis que « le pain de quatre livres se vendra désormais treize sols, » vive émotion autour des boulangeries ; on débite que « le pauvre peuple » est menacé de mourir de faim ; on accuse le gouvernement, qui, dit-on, spécule sur les blés « pour se procurer les moyens d’acquitter les dettes du feu Roi. » Dix jours plus tard, le 26 du même mois, nouvelle hausse de six deniers, qui, dans l’opinion générale, est le prélude d’une plus considérable encore. Les esprits s’échauffent graduellement, et le ton devient agressif. A la halle, un maître d’hôtel ayant payé soixante-douze livres un litron de petits pois, il se forme un rassemblement ; on lui « jette son litron au nez, » en lui criant avec fureur : « Si ton j...-f... de maître a le moyen de mettre trois louis à un litron de pois, il n’a qu’à nous donner du pain ! » Le maître d’hôtel effaré s’enfuit

  1. Correspondance secrète de Metra. — 15 mars 1775.
  2. Arrêt du conseil du Roi du 22 avril 1775.
  3. Journal inédit, passim.