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agens en tort, soit qu’ils n’y fussent point, soit qu’il n’ait pas pris des mesures assez promptes pour acquérir les preuves de leurs manœuvres. » Du scandale ainsi provoqué, il ne resta, dans l’esprit du public, qu’une forte présomption de fraudes et de friponneries de tout genre, et la surprise déçue que l’on eût étouffé l’affaire. Une autre cause d’irritation fut la vente formidable, opérée d’un seul coup, des réserves de blé que contenaient les « greniers du Roi. » On en jeta sur le marché pour six millions de livres[1]. Il en résulta aussitôt une baisse factice des prix, promptement suivie d’un relèvement, qui bien qu’inévitable, fut pour le petit peuple un vif désappointement. Ainsi l’édit n’était pas encore appliqué, qu’il provoquait déjà les discussions et les mécontentemens.


III

La rigueur de l’hiver vint ajouter au malaise général. Le froid fut excessif, les gelées longues ; les routes devinrent impraticables. Vainement les chariots et tombereaux employés d’ordinaire à l’enlèvement des neiges furent-ils expédiés en province chercher du blé pour les besoins de Paris ; les arrivages étaient rares et irréguliers, les provisions insuffisantes. Déjà, dans les rues de la capitale, quelques Cassandre de carrefour prédisaient la famine. « Tout le monde était inquiet, dit Moreau, depuis qu’on avait déclaré que la police ne se mêlerait plus de rien[2]. » Car, malgré les explications de Turgot, les plus beaux raisonnemens du monde demeuraient sans effet sur le préjugé séculaire que le gouvernement du Roi avait pour devoir d’assurer la nourriture du peuple. Les craintes pour le présent s’aggravaient de celles pour l’avenir. Si l’année 1774 avait été mauvaise, l’année 1773 s’annonçait pire encore. Aussi le pain enchérissait-il partout, à Paris comme dans les provinces. Au début du printemps, « trois lieutenans de police de grosses villes vinrent se plaindre de la disette, des murmures du peuple, et même de quelques commencemens d’émeutes[3]. » Une fermentation, sourde encore, travaillait les cervelles.

  1. Le pacte de famine, par M. Gustave Bord.
  2. Souvenirs de Moreau.
  3. Ibid.