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des résistances. Comme tant d’autres théoriciens, il inclinait à voir les hommes, non pas tels qu’ils étaient, mais tels qu’il les aurait voulus ; et bien qu’il eût une fois écrit : « Il ne faut pas se fâcher contre les choses, parce que cela ne leur fait rien du tout, » il montrait de l’humeur, s’indignait de bonne foi, lorsque les faits mettaient obstacle à la rigueur absolue des principes.

Faute d’adresse et de tour de main, ses qualités, ses vertus mêmes se retournaient quelquefois contre lui. C’est ainsi qu’actif, laborieux, on l’accusait de « musardise, » parce qu’après avoir annoncé ses projets à l’avance, il ne livrait son travail au public que lorsqu’il le jugeait exactement au point, achevé dans les moindres détails, avec un scrupule excessif. Lors du grand édit sur les blés, il consacra de longues semaines à rédiger le préambule et le recommença trois fois, tandis que le peuple attendait la réforme promise[1]. De même, sa sincérité convaincue, la conscience qu’il avait de ses bonnes intentions, lui donnaient l’apparence de l’entêtement et de l’intransigeance. « Souvent, dit M. de Montyon[2], il se refusait à la discussion, et son silence avait une expression de dédain. Lorsqu’il défendait ses principes, c’était avec une aigreur offensante, et il attaquait le contradicteur plus que l’argument. » Sûr de n’agir que pour le bien, il repoussait d’un ton cassant toute observation mal fondée, toute requête qui choquait ses idées d’équité, amassant par là des rancunes qu’il aurait évitées par des formes plus douces. A Mme de Brionne, qui demandait une grâce dont il contestait la justice : « Sachez, Madame, dit-il rudement, que le règne des femmes est passé. — Oui, lui répondit la grande dame, mais non celui des impertinens. » Il apportera cette raideur dans les conseils du Roi, et ce sera la cause de plus d’un insuccès. « Il eût voulu, écrit La Harpe, mener les affaires et les hommes par l’évidence et la conviction ; mais il lui arrivait de manquer les affaires et de révolter les hommes, tandis qu’en cédant sur de petites choses et en ménageant de petites vanités, il eût pu parvenir à son but. »

Les idées qu’il soutenait avec cette intraitable ardeur étaient justes le plus souvent, et dans tous les cas belles et nobles. En politique, il poursuivait l’unité de gouvernement, en concentrant

  1. Mémoires de Morellet.
  2. Particularités sur quelques ministres des Finances.