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terrain restreint, jusqu’à l’heure de les appliquer sur toute la surface du royaume. La longue durée accoutumée de ces sortes d’emplois[1], la faculté d’initiative, la largo indépendance laissées aux intendans par les mœurs de l’ancien régime leur permettaient de déployer à l’aise leurs bonnes ou mauvaises qualités, d’être, à leur gré, les oppresseurs ou les bienfaiteurs d’une contrée. En général, — et à tort, semble-t-il, — le public parisien les tenait en médiocre estime. « Un de nos confrères, mandait Voltaire à Turgot, vient de m’écrire qu’un intendant n’est propre qu’à faire du mal ; j’espère que vous me prouverez qu’il peut faire beaucoup de bien. » Turgot tint à honneur de justifier cette espérance. Il tenta, il osa beaucoup ; le succès qui récompensa son audace fut un encouragement dont il se souvint par la suite.

Le Limousin, lorsqu’il y arriva, était un pays pauvre, écrasé de contributions. Turgot y évaluait le montant des impôts à 40 ou 50 p. 100 du produit net du sol, « c’est-à-dire, disait-il, que le Roi tire à peu près autant de la terre que les propriétaires. » Il entreprit courageusement d’obtenir quelque soulagement pour ses administrés. Ses luttes contre l’abbé Terray pour soustraire la province à des charges nouvelles, ses générosités pendant les périodes de disette, la création « d’ateliers de charité, » la confection de routes belles et nombreuses, la conversion de la « corvée » en taxe équitablement répartie, mainte autre mesure du même genre, lui attirèrent une popularité dont le renom passa bientôt les frontières de son intendance. Dans tout le pays de Limoges, ce fut une désolation générale, quand on apprit l’ordre royal l’appelant à un plus haut emploi, et il connut la rare douceur d’une gratitude durable. Sept ans plus tard, quand il quitta ce monde, le temps n’avait pas effacé la mémoire de tant de bienfaits : « Nous sommes affligés jusqu’aux larmes, écrira l’un de ses anciens administrés, de la mort de M. Turgot. Il a gouverné cette provinces pendant treize ans dans un esprit d’équité, de popularité et de bienfaisance. »


Mûri et préparé par ses travaux spéculatifs comme par la pratique des affaires, Turgot parvenait au pouvoir dans sa quarante-huitième

  1. Dans le cours du règne de Louis XVI, sur les soixante-huit intendans qui administrèrent les provinces, vingt-neuf seulement restèrent moins de dix ans dans le même poste ; quelques-uns y comptèrent quarante ans de résidence. (Les intendans de province, etc., par Ardascheff.)