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eut décidé le partage des terres de l’Aventin, Ce partage, nous l’avons dit, fut obtenu principalement par les marchands étrangers, et ce fut à eux surtout qu’il profita. Mais les plébéiens, — au sens strict du mot, — les pauvres, les ouvriers, tous ceux qui n’étaient pas encadrés dans la clientèle des familles patriciennes, y trouvèrent aussi leur compte. La loi ne les visait pas spécialement, elle ne les excluait pas non plus. Ils purent s’installer, eux aussi, dans la région Aventine, à côté des riches commerçans, et cela dut avoir pour eux des conséquences fort importantes. Tant que les trafiquans n’avaient fait que passer sur le sol latin, en irréguliers, en nomades, et tant que les plébéiens n’avaient été qu’une vague multitude, éparpillée aux quatre coins de la banlieue, ils n’avaient pu réciproquement se connaître. Du jour où les uns et les autres furent établis dans le même quartier, avec des demeures fixes, en une seule agglomération, ils se rapprochèrent, se parlèrent ; ils virent qu’ils avaient le même but à poursuivre : forcer les portes de l’Etat patricien, et, pour cela, le même obstacle à vaincre : le préjugé têtu de la caste aristocratique. Le voisinage renforça donc le lien que formait entre eux l’analogie des situations sociales, ou plutôt leur permit d’apercevoir ce lien. Le contact matériel leur fit prendre conscience de la communauté des intérêts. Cette fois, l’alliance était virtuellement conclue.

Quel était l’apport des deux alliés ? il n’est pas malaisé de le conjecturer. Les plébéiens proprement dits étaient le nombre, et par suite la force. Ils pouvaient, aux comices, s’ils savaient s’entendre, élire des magistrats qui leur fussent favorables. Ils pouvaient engager une lutte directe et violente. Ils pouvaient, sans agir, rien qu’en s’enveloppant dans une cuirasse d’inertie, paralyser l’Etat patricien, qui avait besoin d’eux pour combattre contre ses voisins. Mais tous ces moyens, coalitions électorales, émeutes, ou grèves militaires, les plébéiens, livrés à eux-mêmes, ne savaient pas s’en servir. Ils étaient peu intelligens, ou du moins dépourvus de cette habileté, de cette expérience que donne la pratique des affaires, politiques ou commerciales. Déprimés par une longue sujétion, ils n’avaient pas de confiance en eux-mêmes. Ils n’avaient pas d’organisation, pas de groupemens réguliers, pas de direction unique. C’était une masse débandée qui, réduite à ses seules ressources, ne pouvait tenir ferme contre le corps des patriciens, si admirablement discipliné.