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premier veut transporter la guerre en Afrique, et que l’autre dénonce l’imprudence de cette manœuvre ? C’est, si l’on veut, le contraste de la vieillesse apeurée et grincheuse avec la témérité juvénile. C’est encore l’antithèse entre deux méthodes de guerre, la défensive stricte et la contre-offensive. Mais c’est en même temps le conflit entre deux classes sociales, dont les besoins, en cette occurence, sont radicalement contraires. Fabius, chef d’une des plus anciennes familles, représente la vieille aristocratie, dont la fortune est surtout territoriale. Il ne réclame qu’une chose : voir le pays débarrassé des armées ennemies. Que Carthage reste saine et sauve, puissante même, qu’elle étreigne dans sa domination et l’Afrique et l’Espagne et les îles, cela lui est égal : l’essentiel est que les campagnes de l’Italie ne soient plus ravagées par les troupes d’Hannibal, que le Latium cesse d’être exposé à un retour de l’invasion, que les provinces où sont tant de grands domaines recouvrent leur sécurité, que les paysans puissent moissonner et vendanger en paix ; le reste, la destruction de la suprématie punique en dehors de l’Italie, ne vaut pas les os d’un seul légionnaire. — Scipion, lui, quoiqu’il soit aussi de très haute naissance, est moins étroitement l’homme d’une caste. Il a touché à la civilisation grecque : il aime le luxe, les plaisirs, les arts ; il est populaire ; c’est l’enthousiasme de la masse, et non la sympathie du sénat, qui l’a fait général en chef à vingt-quatre ans. Il est plus moderne, si l’on peut dire, que la plupart des nobles de ce temps : il a l’esprit plus ouvert sur le dehors ; il est moins exclusivement obsédé par les intérêts des grands propriétaires fonciers, il comprend ceux des autres parties de la population, et notamment des marchands ou des financiers. Pour lui, la grosse affaire est de ruiner la prééminence méditerranéenne de Carthage : il lui a enlevé l’Espagne ; il veut lui enlever l’Afrique, l’isoler, la dépouiller de toute suprématie, empêcher qu’elle ne redevienne une rivale capable d’arrêter l’expansion économique de Rome. Il va droit à ce but, sans s’inquiéter des sacrifices que sa tactique peut imposer à l’agriculture italienne. Que pendant deux ou trois ans de plus, les campagnards soient gênés par les soldats carthaginois, et que les grands seigneurs soient appauvris, qu’est-ce que cela lui fait, pourvu que Carthage cesse de compter dans le commerce mondial ? Au fond, nous avons là sous les yeux un épisode de la lutte qui se retrouve partout et toujours, dans l’Athènes du