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— Carthage, surtout. Car, entre Carthage et Rome, le duel fut essentiellement une question d’argent. Ecartons la poétique légende qui assignait à la haine des deux cités une origine presque mythique, et faisait d’Hannibal le lointain vengeur de Didon abandonnée. Oublions même l’admirable épopée retracée par Tite-Live, la grande crise de Rome vaincue, l’émouvant effort fait par tout un peuple sur lui-même pour se ressaisir et se relever. Allons plus au fond : l’enjeu de la lutte, c’était le commerce du monde méditerranéen ; c’était, plus particulièrement, le monopole des mines d’étain de l’Espagne, que les deux nations se disputaient avec autant d’âpreté qu’en ont pu exciter, depuis, les gisemens d’or ou de diamans. La bataille de Cannes et celle de Zama, avant d’être livrées par Hannibal ou par Scipion, furent voulues par la haute banque de Rome et de Carthage.

Encore, quand il s’agit des villes dont nous venons de rappe1er la chute, la question peut-elle être complexe. Ces cités avaient toute sorte de désaccords avec Rome, et les inimitiés politiques purent se mêler aux rivalités économiques pour faire décider leur ruine. L’exemple de Rhodes est plus probant. Rhodes n’avait jamais fait de mal aux Romains ; bien au contraire, elle avait pris fait et cause pour eux contre Philippe et contre Antiochus, et, même dans la guerre de Persée, elle s’était bornée à une neutralité qui n’avait rien de malveillant. Elle avait essayé de former, avec diverses villes d’Asie, une petite confédération, qui ne pouvait inquiéter la puissance romaine. Bref, le vieux Caton, qui n’était pas un tendre, certes ! ni un idéaliste, déclarait bien haut qu’il n’y avait pas le plus petit reproche à adresser aux Rhodiens. Et pourtant, Rhodes fut sacrifiée. Pourquoi ? Parce qu’elle drainait trop complètement le négoce de cette partie de la Méditerranée. La Chambre de commerce de l’Aventin, si l’on ose s’exprimer ainsi, le « collège des adorateurs de Mercure, » ne pouvait s’en accommoder. Il lui fallait avoir un port franc dans l’Archipel, afin d’y trafiquer dans des conditions meilleures. Ce port franc fut Délos, qui tua Rhodes, et en hérita.

A de telles exécutions, l’Etat tout entier trouvait sans doute son compte ; cependant, c’était le groupe des marchands surtout qui y gagnait. Quelquefois nous entrevoyons, même dans l’histoire traditionnelle, l’opposition des intérêts entre ce groupe et les autres parties de la population. Qu’est-ce, par exemple, dans Tite-Live, que le démêlé entre Scipion et Fabius, lorsque le