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patriciens qui y avaient constitué, à très bon marché, de grandes exploitations agricoles : on leur fit rendre gorge. Et, des terres que l’Etat arracha ainsi, comme de celles qu’il n’avait pas aliénées, on fit une masse de lots qui furent donnés à la plèbe. Sur tous ces points, le témoignage des historiens anciens est suffisamment précis ; les faits n’ont d’ailleurs rien d’invraisemblable ; et, si l’on peut discuter sur la date à laquelle il convient de faire remonter le partage, la réalité du partage même semble hors de doute.

La difficulté commence quand il s’agit de dire qui en bénéficia. « Les plébéiens, » répond le texte de loi : mais quels étaient ces plébéiens ? Les écrivains du temps d’Auguste, incapables de se figurer les plébéiens autrement que comme de pauvres diables affamés et mendians, assimilent naïvement la plèbe du Ve siècle à celle de leur époque, et, au mot « les plébéiens, » donnent comme équivalent le mot « les pauvres. » La plupart des historiens modernes, Mommsen comme Duruy, les ont crus sur parole, et ainsi s’est propagée cette idée que la loi Icilia a été une « réforme démocratique, » dans le sens moderne du mot, un acte de générosité destiné à subvenir à la misère des humbles. Quelque invétérée que soit cette opinion, et quelque touchant que soit le tableau qu’elle nous présente, M. Merlin la combat vigoureusement, et il est bien difficile de ne pas être de son avis. Qu’est-ce que de véritables « pauvres » auraient fait de ces lots de terre ? comment auraient-ils pu y faire construire des maisons, ainsi que nous l’atteste le récit de Denys d’Halicarnasse ? Le moindre bout de champ cultivable, avec une toute petite cahute, aurait bien mieux fait leur affaire ! Mais surtout, avant d’utiliser ces terres, comment seraient-ils parvenus à se les faire donner ? par quel ascendant inconnu auraient-ils décidé les patriciens à se dessaisir en leur faveur de ce domaine ? par la terreur ? eux, si petits, si chétifs, si mal organisés ! ou par la pitié ? comme si le sénat romain était sentimental ! Tous les argumens de M. Merlin nous semblent très convaincans ; nous y joindrions volontiers cette remarque : la loi Icilia n’est pas une loi ordinaire ; elle est placée sous la protection spéciale des dieux, sacrata ; par là, elle se rapproche des traités de paix ou d’alliance conclus entre deux Etats ; elle suppose donc une certaine égalité morale entre les contractans. Comment les grands seigneurs de la Rome palatine, les Claudius ou les Fabius,