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« Dès que nos enfans sont nés, leur fait-il dire, nous les portons au fleuve, et les plongeons pour les endurcir dans l’onde glacée. Adolescens, ils passent les nuits à chasser, à errer dans les bois ; leurs jeux sont de dresser des chevaux et de lancer des flèches. Hommes faits, ils sont pleins d’endurance, habitués à vivre de peu ; ils domptent la terre à coups de pioche ou attaquent les forteresses à main armée : toute notre vie est consacrée au fer. Nous n’aimons qu’à entasser le butin récemment conquis et à vivre de rapines. » Laboureurs, chasseurs, soldats, bandits même, voilà ce que les anciens Latins se vantent d’être : ni l’industrie, ni le négoce ne devaient les tenter beaucoup. Et, bien plus tard encore, on voit subsister je ne sais quel mépris atavique pour le commerce. Cicéron, dans le De officiis, se demande gravement si c’est bien une occupation digne d’un « honnête homme ; » il hésite, il épilogue, il finit par adopter une cote mal taillée : le grand commerce a droit au respect, mais lui seul ; le marchand en gros est honorable, le boutiquier ne l’est pas. C’est là, sans nul doute, une concession faite aux usages et aux nécessités du temps ; au fond, Cicéron reste imbu de ce préjugé traditionnel, que la Grèce avait ignoré et qui devait peser si lourdement sur la société française, du préjugé qui détournait les gens bien élevés du négoce, comme d’une déchéance.

Avec une telle manière de voir, l’admirable position de Rome ne pouvait être exploitée par les Romains eux-mêmes : il fallait que l’activité commerciale, au moins tout d’abord, leur vînt de l’extérieur, et c’est bien de là, en effet, qu’elle leur est venue. Même pour les objets les plus nécessaires à la vie, Rome fut de bonne heure tributaire des pays voisins : dès qu’elle eut pris une certaine extension, le sol latin ne put plus suffire à l’alimenter ; il lui fallut importer du blé d’Etrurie ou de Campanie, voire de Sicile. A plus forte raison les articles moins indispensables, étoffes et bijoux, vêtemens et vases, teintures et métaux précieux, lui furent-ils fournis du dehors, à elle, c’est-à-dire non seulement à ses propres habitans, mais à ses voisins, qui venaient chez elle s’approvisionner dans les grandes foires périodiques. Comme elle était à peu près au centre de la péninsule, sur un des rares points salubres d’une région fort malsaine, aux bords du seul fleuve abondant de ce versant italien, assez près de l’embouchure pour que les navires pussent y remonter sans trop de peine, assez loin pour qu’ils fussent abrités contre les mauvais