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ses chimériques projets. Quant au reproche de charlatanisme scientifique, il est absolument injustifié ; l’Institut, nous l’avons vu, le qualifiait de savant ; les connaissances variées et étendues qu’il réunissait étaient alors, — et l’on peut ajouter sont encore aujourd’hui, — fort rares chez les voyageurs ; les travaux d’Ali Bey furent précieux pour la science et en particulier pour la géographie du Maroc.

Il faut en réalité distinguer deux hommes dans Domingo Badia. Comme explorateur en pays arabe, nul ne saurait lui être comparé, nul autre n’est arrivé à jouer le musulman en si grande perfection ; la fiction finit même par emporter la réalité, le rôle arriva à suggestionner l’acteur, à ce point qu’au Maroc comme à La Mecque, Badia était devenu pour les autres et pour lui-même un véritable voyageur arabe. Ce qu’il fallut de sang-froid, de maîtrise de soi-même, de perspicacité pour en imposer aux populations musulmanes, ceux-là seuls peuvent s’en rendre compte qui connaissent l’excessive méfiance des lettrés et des pharisiens de l’islam.

Mais au héros d’aventure on doit opposer l’homme rentré dans la vie commune. Pourquoi faut-il que les circonstances obligent de tels personnages à sortir du milieu où leurs qualités trouvent un si brillant emploi ? Ali Bey s’exagérant, avec le recul du temps et de la distance, les services qu’il avait rendus, ne put échapper à cette mégalomanie un peu ombrageuse, mentalité si fréquente chez les explorateurs et pour laquelle il faut savoir être indulgent. L’Espagne qu’il appelait une « marâtre, » parce qu’elle n’avait vu en lui qu’un vulgaire afrancesado, ne lui en a pas tenu rancune ; elle l’a revendiqué comme une illustration nationale, et D. Amat l’a fait entrer dans sa galerie des écrivains catalans comme auteur d’un ouvrage, Les voyages d’Ali Bey, paru en français en 1814 et qui, ainsi que nous l’avons dit, ne fut traduit en espagnol que vingt ans plus tard. Plusieurs de ses compatriotes ont rêvé de lui élever un monument sur une place de Barcelone. On peut se demander si une telle manifestation ne serait pas excessive : tout personnage extraordinaire n’est pas nécessairement un héros ; il doit suffire à la mémoire d’Ali Bey que son étrange destinée ait été rappelée à la postérité oublieuse


Cte HENRY DE CASTRIES.