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III

Quelques mois auparavant, en juillet, les Voyages d’Ali Bey avaient paru à la librairie Didot. Le roi Louis XVIII avait acquitté les promesses faites sous l’Empire par le comte de Montalivet à l’auteur, et celui-ci reconnaît dans une dédicace que la publication de l’ouvrage est due à la munificence royale. Cette dédicace est signée : « l’éditeur B..., » car Domingo Badia, qui gardait toujours l’espoir de retourner en pays musulman, n’avait pas voulu démasquer dans le récit de ses voyages le personnage d’Ali-Bey qu’il avait si bien joué pendant cinq ans. L’Avis de l’éditeur, qui suit la dédicace et dont il est également l’auteur, reproduit en partie la fiction qu’il avait inventée sur son nom et son origine. L’ouvrage débute à la manière musulmane, par une invocation à Dieu. Au cours de son récit, l’auteur parle toujours avec la gravité d’un croyant de ses ablutions, de ses jeûnes, de ses prières, ainsi que de ses opinions sur les points de doctrine controversés. Le pseudo-Ali Bey n’avait sans doute pas la prétention de faire accepter son bluff par le public tout entier, et, comme l’écrivait l’Eclectic Review, « l’homme et ses feintes étaient éventés dans une mesure suffisante ; » mais il jugeait prudent de ne pas dévoiler urbi et orbi tous les détails de son imposture, et l’on ne saurait lui en faire un grief, étant donné les nombreuses relations qu’il avait conservées dans le monde musulman et le désir qu’il avait de reparaître un jour en Asie et en Afrique.

Faut-il reprocher davantage à Domingo Badia d’avoir servi avec le même zèle les divers gouvernemens qui se succédèrent soit en Espagne, soit en France ? Ils furent rares, bien rares, les hommes qui, en ces temps troublés, s’isolèrent du pouvoir, « ne voulant pas que leur personne fût exposée à passer dans un jour d’une main à l’autre comme une courtisane. » Badia avait servi successivement en Espagne Charles IV et le roi Joseph. Réfugié en France, il avait recherché la protection de Napoléon. Le 8 mai 1814, il écrivit à Ferdinand VII, rentré à Madrid, pour déposer l’hommage de sa fidélité aux pieds du monarque légitime de l’Espagne ; il se défendait d’avoir jamais sollicité un emploi du roi Joseph ; s’il avait été nommé intendant de Ségovie, c’était sans l’avoir demandé, sin pedirlo. La déportation en