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les feux du couchant et même les voix rustiques de nos troupeaux ou le cri d’indépendance de l’aigle des montagnes, ce sont des signes certains, mais épars, de l’ordre infini, de cette loi toujours peu connue et que pourtant il faut chercher à comprendre. » Voilà la part du romantisme.

Par quel moyen unir ce classicisme et ce romantisme ? En veillant à la pureté du style, en choisissant sévèrement les expressions justes, en se soumettant aux prescriptions du goût, à la condition de laisser, de-ci, de-là, « dans les grandes compositions, certains traits indéfinis, pour que les masses conservent une harmonie plus imposante. » Que cela soit difficile et que, peut-être, il y ait peu d’hommes capables d’atteindre à cette perfection et moins encore capables de la goûter, Senancour n’en disconvient pas : « Si jamais quelqu’un parvient à écrire parfaitement, son livre grave et un peu triste, souvent profond et par conséquent obscur, ne rencontrera que de loin en loin deux ou trois lecteurs qui diront : Voilà le vrai sublime. » Et cela encore flatte sa prétention de faire partie d’une petite élite , de s’adresser seulement « à cette société éparse et secrète dont la nature l’a fait membre. »


Ainsi vécut l’auteur d’Obermann, sans avoir jamais pu réaliser l’harmonie, après laquelle il soupirait, ni dans son existence, ni dans sa pensée, ni dans ses ouvrages. Ainsi parut-il toujours se contredire. Ainsi s’est-il présenté à ses contemporains et à la postérité dans l’attitude la mieux faite pour déconcerter le jugement. Le livre de M. Merlant, qui permet enfin de comprendre un peu mieux et l’homme et ses écrits, permet aussi de comprendre sa fortune singulière. C’est un génie incomplet et une œuvre manquée ; et l’on voit trop bien comment la foule n’a jamais pu le goûter. Mais si le sort de Senancour fut cruel, son effort fut touchant, ses vues parfois neuves et profondes, et peut-être, comme le pense son biographe , fut-il « de ceux qui résument et qui représentent, dans leur originalité, indécise au premier regard et fuyante, la vie de toute une génération. » C’en est assez pour justifier les fidèles qui lui vouent dans l’ombre un culte pieux, enthousiaste et compatissant.


G. MICHAUT.