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Christianisme, les critiques acerbes, ironiques, qu’il fait du style de son rival, on croirait lire l’abbé Morellet commentant Atala : il voit partout des images fausses, des comparaisons forcées, des tournures ridicules et incorrectes. Et puis, le romantisme, c’est la réaction contre la littérature du XVIIIe siècle, contre la poésie de Voltaire, contre le style de Voltaire, contre la langue de Voltaire. Or Senancour a le culte du philosophe ; il voit en lui le modèle des auteurs à venir : « Les grands écrivains ne pourront négliger désormais cette sage retenue, cette dialectique sincère, ce rapide sentiment des convenances innombrables. Un souvenir de l’élégance attique tempérera la gravité de cette sorte d’étendue qui doit caractériser notre âge, et dont les épîtres et les contes de Voltaire ont déjà fourni des exemples. » Enfin, le romantisme est pittoresque, le romantisme se flatte de se conformer au mouvement des esprits et aux formes changeantes des sociétés, le romantisme se propose de créer une littérature européenne, en réunissant tous les caractères des races latines et des races germaniques. C’est donc une littérature « accidentelle. » Or la littérature que rêve Senancour, c’est précisément une littérature permanente, une littérature qui ne s’asservisse point à reproduire la variété des sensations présentes, mais l’unité de l’âme ; qui ne s’attache point à l’actualité transitoire, aux modifications de surface, mais au fond immuable de l’homme, qui s’adresse enfin à tous les hommes, mais, si j’ose dire, par soustraction et non point par addition : en manifestant l’identité morale du genre humain par la seule étude de ce qui est commun à tous, de ce qu’il y a d’essentiel dans l’âme humaine.

Senancour est-il classique ? Pas absolument. Son goût inné du vague ne s’accorde guère avec la clarté souveraine de nos grands maîtres. Les vrais classiques admirent avant tout le XVIIe siècle ; et lui, il préfère le XVIIIe : il va même jusqu’à trouver la tragédie de Voltaire supérieure à celle de Racine ! Qu’est-il donc ? Comme toujours, il s’est fait une théorie hybride et déconcertante. Il faut une langue « régulière et savante » qui atteigne « la pensée invariable : » voilà la part du classicisme. Mais il faut une langue qui reproduise l’ampleur flottante du langage universel : « L’âpreté des lieux déserts, les hautes forêts ébranlées par la tempête, les murmures de la mer secrètement agitée, ou la brise dans les savanes silencieuses et les parfums des terres équatoriales et les nocturnes clartés polaires et la profondeur des cieux étoilés ou