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c’est qu’il se souvient de sa situation personnelle : il a traîné toute sa vie un lien noué à la légère. S’il s’éloigne du catholicisme après avoir paru s’en rapprocher, c’est par ressentiment de ses échecs personnels : Chateaubriand et l’école néo-catholique ont la gloire et le succès qu’il a rêvés ; au nom du catholicisme on l’a traîné devant les tribunaux... et ainsi de suite. Toujours et partout on retrouve ainsi quelque chose de personnel comme fondement à ses théories. Il s’est d’abord naïvement abandonné à cette tendance. Dans les premières Rêveries, le je est à chaque ligne ; dans Obermann, sa personnalité transparaît sous un déguisement si léger qu’il ne trompa point les premiers lecteurs et que Sainte-Beuve y chercha, y découvrit Senancour lui-même. Puis, avec les progrès de l’âge, une sorte de pudeur lui vint : il voulut refaire les Rêveries pour en changer le ton ; il voulut supprimer Obermann, dans lequel une modification semblable était impossible ; il inventa un « Solitaire » pour lui attribuer les Libres Méditations. Inutiles efforts. Son moi s’échappe malgré lui ; s’il ne se raconte plus, il ne peut s’oublier ; des allusions, claires pour qui sait, remplacent les confidences ouvertes ; quand il lui arrive, par exemple, de consacrer tout un article à Clémence Robert, on s’aperçoit, après l’avoir lu, qu’il ne nous a guère parlé que de lui-même, de sa vie, de ses idées, — ou, au pis aller, de sa fille. En réalité, lui qui voulait, lui qui devait écrire un grand ouvrage sur l’homme en soi et sur l’homme en société, il ne nous a guère laissé que des confessions, fragmentaires, obscures, involontaires, mais confessions pourtant.

Par là Senancour est essentiellement romantique. Sainte-Beuve ne s’y est pas trompé : il l’a rangé, dans ses Portraits contemporains entre Chateaubriand, Béranger, Lamennais, Lamartine, Victor Hugo et George Sand, tous écrivains que, de leur consentement ou malgré eux, il rattachait à l’école nouvelle. Mais ici reparaissent encore ces éternelles contradictions qui caractérisent Senancour. Selon les points de vue, il est et veut être romantique, ou bien il déclare hautement qu’il ne l’est pas et qu’il ne veut pas l’être. Comme littérateur, aussi bien que comme philosophe, il a sa place à l’écart ; on ne sait comment le juger, et la postérité, qui aime les situations nettes, le laisse de côté, parce qu’il l’embarrasse.

Quand il n’y avait point de romantisme, Senancour fut romantique.