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sur les idées qui l’en séparaient ; aussitôt après avoir écrit cette œuvre, il revenait encore sur les mêmes difficultés et, se corrigeant pour préciser, il semblait se corriger pour rétracter. Qui pouvait être assez attentif pour entrer avec lui jusque dans les nuances et suivre en ses détours cet esprit subtil ?

Et ce flottement réel comme ce flottement apparent de sa pensée ont une même cause : la lutte qui se livrait en lui entre son tempérament religieux et les influences du XVIIIe siècle. Jamais son intelligence n’a pu se déprendre de l’impression profonde qu’avaient produite sur elle ses lectures de collège. Quand Senancour se laissait aller, son instinct, de lui-même, l’attirait à la religion ; mais il se réveillait, pour ainsi dire, et il avait honte de lui : allait-il donc oublier que ses maîtres avaient montré la vanité de toutes les religions acceptées par la foule, expliqué l’origine de tous les cultes, dévoilé l’ignorance et la fourberie de ceux qui les inventèrent ? Allait-il donc, lui, un homme instruit, s’abandonner aux erreurs du vulgaire, absurde et ridicule ? Ainsi, peinant pour trouver un milieu stable, il a voulu donner satisfaction à la fois aux exigences de son esprit et aux besoins de son âme et concilier l’inconciliable. L’étonnant serait qu’il y fût parvenu.


III

Philosophe religieux, à sa façon sans doute, mais enfin religieux, et qu’à le lire un peu vite on devait nécessairement ranger au nombre des ennemis de la religion, Senancour, par cela seul, déconcerte le jugement du public et celui de la postérité. Rappellerai-je en outre que ce moraliste, d’une austérité réelle et d’une conduite irréprochable, s’est plu à dépeindre des tableaux sensuels et à remuer des questions scabreuses ? que cet idéologue, ennemi de la guerre et de l’esprit de conquête, parut se laisser séduire par Napoléon ? que cet aristocrate dédaigneux admira la démocratie suisse et se fit polémiste libéral sous la Restauration ?... Mais l’énumération seule des contradictions de sa pensée serait déjà trop longue[1]. Ce qui achève d’en faire un

  1. Il en est une pourtant qu’il importe de signaler encore, car elle caractérise trop bien Senancour lui-même et quelques-uns des plus fameux personnages de la Révolution, adeptes comme lui de la pure raison et de la philosophie. Ce « Solitaire » paraît le plus doux ; le plus inoffensif des hommes ; il se dit et il est uniquement préoccupé du bonheur de l’humanité contemporaine et future ; c’est à l’universelle félicité qu’il a consacré sa vie. — Or s’il eût vu par hasard se réaliser son rêve de dictature, on sent qu’il eût été terrible. Pour assurer le bonheur général, il n’eût reculé devant rien ; il eût écrasé tous ceux qui lui eussent résisté et sa conscience eût été en repos ; car ceux-là auraient fait obstacle à la félicité commune ; ç’auraient donc été des « méchans, » et la pitié envers les méchans est une pitié malfaisante et cruelle. Cet état d’esprit perce dans l’amer regret que Senancour laisse transparaître toutes les fois qu’il songe à ce pouvoir absolu qu’il ambitionna si longtemps. Il perce encore dans cette phrase, — digne d’un Saint-Just et d’un Robespierre, ou plutôt digne d’un lecteur du Contrat Social, — où Senancour vante la « loi que nul n’oserait rejeter hautement, la seule loi universelle, la loi morale et purement religieuse. » « Si jamais elle règne, ajoute-t-il, quiconque ne reconnaîtra pas les principes consacrés pourra être regardé sans injustice comme étranger dans la cité, puisqu’il brisera autant qu’il est en lui le lien de toute association. » Cet ennemi de la cité, comment le doux Senancour l’aurait-il traité s’il l’avait vu compromettre ou menacer la Salente qu’il aurait établie ?