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du Résumé de l’histoire des traditions morales et religieuses chez les divers peuples (1827), il se risqua à désigner Jésus-Christ du titre de « jeune sage, » et il fut traduit devant les tribunaux de la Restauration comme auteur d’un ouvrage « dangereux pour la foi et les mœurs. » C’en était trop pour lui. Sans rien changer de sa doctrine elle-même, il employa dès lors tous ses efforts à bien montrer quelle distance la séparait de celle de ses persécuteurs ; et, oubliant qu’une distance non moins grande la séparait aussi de la philosophie du XVIIIe siècle, il négligea de marquer avec le même soin quelles étaient de ce côté-là les limites qu’il n’entendait point franchir. Il corrige et philosophise ses Méditations ; il s’associe par ses opuscules nouveaux et par ses articles dans les périodiques à la polémique anticléricale. Source nouvelle de malentendus. L’opinion, peu soucieuse d’élucider des problèmes aussi subtils, le considéra en gros comme un des ennemis du catholicisme, et bien rares furent ceux qui surent découvrir en lui sa profonde inspiration religieuse.

Ainsi la pensée de Senancour, quoi qu’il en ait dit plus tard avec obstination, fut réellement flottante. Les premières Rêveries étaient nettement sceptiques, matérialistes, anti-chrétiennes. Obermann laisse entrevoir que le doute est plus prudent que la négation absolue, que la croyance à un Dieu vivant et à l’immortalité de l’âme, tout incertaine qu’elle soit, est bienfaisante, que tout n’est pas mauvais dans la doctrine et dans l’influence du christianisme. Les Libres Méditations enfin esquissent une conciliation possible de la recherche philosophique et de l’instinct religieux, et prêchent, à vrai dire, une religion nouvelle. Il y a donc bien là une évolution ; mais, comme Senancour s’est toujours acharné à nier cette évolution, comme il a toujours voulu présenter à la fois ces états successifs, on ne l’a plus compris.

D’autre part, à dater du moment où sa pensée fut en effet fixée, elle parut encore flottante. Les circonstances politiques et le triomphe de l’école traditionnaliste sous la Restauration, les circonstances littéraires et l’éclatant succès de Chateaubriand, les circonstances de sa vie privée et le malencontreux épisode du procès de 1827, tout cela fit qu’il se préoccupa surtout de combattre l’un des deux partis entre lesquels il avait pris position. Avant d’écrire une œuvre qui pouvait être regardée comme une avance faite au parti religieux, il insistait intentionnellement