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catholicisme pour en détourner définitivement les esprits réfléchis, il donne enfin le manuel ou l’évangile de sa religion nouvelle. Ce sont les Libres Méditations d’un solitaire inconnu sur le détachement du monde et sur d’autres objets de la morale religieuse. Bien que son antipathie pour certains traits du catholicisme y perce parfois, mais en quelque sorte malgré lui, Senancour s’efforce de n’en point faire une œuvre de polémique. Il se refuse à dire si le Solitaire accepte ou rejette les « dogmes de son pays. » Il esquive la discussion des problèmes pour lesquels la solution qu’il propose différerait de celle qu’impose le christianisme. Il met au contraire en pleine lumière, il développe avec complaisance tout ce qu’il peut y avoir de commun entre sa doctrine et la doctrine chrétienne ; il cite les ouvrages religieux, les Pères de l’Eglise, les Livres saints ; il conseille la méditation, l’humilité, l’espérance, la résignation, la prière ; il aspire et il invite à la foi : c’est un véritable livre de piété. Son idée de derrière la tête, c’est qu’il s’opère une réforme secrète dans l’Eglise catholique, que la plupart de ceux qui disent et croient lui appartenir font en réalité un choix dans ses dogmes, dans sa morale, dans son culte : il juge des autres par lui-même et s’imagine avec une fatuité naïve qu’aucun homme raisonnable ne peut au fond être très éloigné de sa propre doctrine. Il se propose alors de composer le Manuel de la vie dévote qui satisfasse pleinement cette élite, sans exclure les fidèles des différentes confessions chrétiennes. Il utilise le meilleur de toutes les religions : il en prend la sève et le suc pour en composer sa religion « épurée. » Il faut l’avouer, de telles espérances étaient bien candides. Senancour s’imaginait-il que ses extases et ses élévations raviraient le cœur desséché et la froide raison des coryphées du parti libéral ? L’illusion était étrange. S’imaginait-il que toute son onction, et son zèle d’ailleurs fort sincère, et sa belle morale, et son langage pieux lui-même empêcheraient les catholiques de s’apercevoir qu’il éliminait toute la Révélation, et Jésus, et le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? Plus étrange encore était cette autre illusion. Seuls, des protestans très libéraux auraient pu s’y tromper, et la majorité des lecteurs ne s’y trompa point. Senancour sentit son échec. Irrité, enfoncé dans son incrédulité par ce qu’il jugeait une ridicule crédulité des ignorans et des fanatiques, on le voit dès lors revenir au XVIIIe siècle. Une mésaventure, qui lui fut cruelle, l’y enfonça davantage encore : dans la seconde édition