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On voit quelle situation difficile lui était faite. Il y avait deux grands partis, les tenans du XVIIIe siècle et les défenseurs de la tradition. Quoi que Senancour écrive, il heurtera les uns ou les autres : s’il défend sa religion, il fait sourire les héritiers des « philosophes, » qui en sont restés au sec rationalisme de Condorcet, et il ne donne point satisfaction à leurs adversaires ; s’il attaque le catholicisme, il est considéré comme un impie par les âmes religieuses, et les autres n’acceptent de lui que les négations. Ainsi il reste un isolé, sans autorité véritable, sans influence étendue ; et ses efforts demeurent stériles, et la conciliation qu’il a rêvée apparaît de plus en plus contradictoire.

En effet, il ne peut tenir le chemin étroit qu’il s’est tracé. Toujours il dévie, soit à gauche, soit à droite : une œuvre que ses lecteurs ne peuvent comprendre que comme anti-religieuse, est suivie d’une œuvre religieuse ; un écrit presque dévot est suivi d’un écrit nettement hostile au christianisme. Le public déconcerté ne l’entend pas et se désintéresse de lui. La première édition de l’Amour est une attaque peu voilée contre la morale chrétienne et surtout contre l’ascétisme. Il y expose en formules sentencieuses un panthéisme tout idéaliste cette fois-ci et qu’on dirait hégélien : « La loi primitive est le mode du mouvement du Monde... Avant la loi primitive, il n’y a rien, excepté la nécessité de cette loi : c’est la Nature des choses, l’Abstraction absolue, le Destin. » Si, dans la deuxième édition, cette métaphysique disparaît, la morale reste la même ; et le monde religieux s’indigne. Senancour réédite ses Rêveries. Il y ajoute une éloquente profession de foi déiste, une protestation solennelle contre les accusations d’athéisme qui lui ont été lancées ; mais, comme il y ajoute aussi une apologie passionnée du XVIIIe siècle, pour les catholiques, il est toujours un ennemi. Il l’est bien plus encore quand il publie ses Observations sur le Génie du Christianisme. Sa rancune contre Chateaubriand, qui lui a dérobé, sa gloire, sa tendance au scepticisme, son mépris pour les dogmes, son dédain aristocratique pour les opinions de la foule, sa logique étroite d’idéologue s’y donnent libre carrière ; et il a beau protester qu’il ne nie point mais qu’il doute seulement, qu’il est hostile à la superstition et non point à la pure idée religieuse, on ne voit là que clauses de style et précautions peu sincères. Puis, comme s’il croyait avoir donné assez de gages au parti philosophique, comme s’il pensait avoir assez montré les points faibles du