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les réserver à une élite de penseurs. Il le hait ; car c’est une religion d’imposture, à laquelle ses ministres eux-mêmes ne sauraient croire, et qu’ils ont, de complicité avec les puissans, imposée par fraude ou par force à l’ignorance de la foule ; il le hait surtout parce que c’est une religion de la souffrance et de l’ascétisme, qui détourne l’homme du plaisir, son véritable objet : elle n’est pas seulement fausse, elle est malfaisante.

Ainsi pense Senancour, avec tous ses maîtres, les Lambert, les Bailly, les Gébelin, les Bayle, les Fréret, les Boulanger, qu’il cite avec admiration et respect. Mais il y a en lui un instinct profond qui proteste sourdement contre cette doctrine aride. Son esprit, imbu du scepticisme que lui ont inspiré ses lectures, est sceptique : son âme est religieuse. Son imagination ne peut supporter le vide du ciel dépeuplé ; elle a besoin d’espérance, elle a besoin de pouvoir au moins douter, puisque le doute lui permet encore des élans que la négation réprime et brise. Sa sensibilité souffre de ne pouvoir s’attacher à une puissance digne d’amour, de s’adresser en vain à une nécessité indifférente et brutale. De sa nature, de son éducation peut-être, il a reçu une tendance morale qui ne sait plus à quoi se prendre : le plaisir à lui seul ne le satisfait point ; il aspire à recréer un devoir, en imposant à l’homme de travailler au bonheur des autres hommes et de faire un choix entre les plaisirs.

Dès la première heure, il fut donc tiraillé entre deux directions contraires. On le voit tour à tour aller de l’une à l’autre, faire quelques pas en avant, puis se rejeter en arrière, — à mesure sans doute que la réflexion et l’expérience lui font mieux apercevoir l’un et l’autre excès, mais un peu aussi au gré des circonstances, selon les objections qu’on lui oppose ou les contrariétés qu’il rencontre. Rien n’est plus curieux que de suivre les vicissitudes de cette lutte intérieure.

Les premières Rêveries, écrites sous l’inspiration immédiate de ses lectures, en manifestèrent naturellement l’influence. En jeune homme que ses admirations entraînent, il y exprimait le plus pur XVIIIe siècle : jamais il ne se vit épicurisme plus matérialiste, ni anti-catholicisme plus décidé. Mais immédiatement après, commence un premier revirement. A relire son livre imprimé, il sentit probablement de lui-même que, tout en lui donnant un accent personnel, il avait surtout répété la leçon d’autrui : il avait parlé comme un de ces philosophes qui