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cesse reprise et sans cesse abandonnée, elle laisse au lecteur cette impression qu’elle n’a été ni conçue dans la paix, ni mûrie dans l’indépendance matérielle et morale, ni amenée jusqu’à cette unité harmonieuse nécessaire aux ouvrages de l’esprit pour qu’ils s’imposent à la postérité.


II

L’explication pourtant demeure insuffisante. Sans rien atténuer des multiples obstacles auxquels se heurta Senancour, sans oublier aucune des désillusions successives qui s’opposèrent à ses desseins, sans nier enfin que toutes choses semblent s’être conjurées pour entraver, ralentir, arrêter parfois son travail, on ne peut s’empêcher de songer à d’autres qui ont triomphé de difficultés semblables. Y eut-il une vie plus errante que celle de Jean-Jacques ? Ne fut-il pas lui aussi bien des fois incertain du lendemain ? Ne souffrit-il point de maladies physiques et morales ? Trouva-t-il en sa Thérèse l’appui qu’il eût été en droit d’attendre d’une femme mieux choisie ? Réelles ou imaginaires, les persécutions auxquelles il fut ou se crut exposé ne lui ravirent-elles pas à chaque instant le calme et le loisir ? Son œuvre est là, néanmoins. On la discute assurément ; mais, éloges ou critiques, c’est bien sur la même interprétation qu’on les fonde : on sait ce qu’il a prétendu faire et l’on connaît sa doctrine. D’autres œuvres sont aussi fragmentaires que celle de Senancour, plus fragmentaires même : les Pensées de Pascal, par exemple, ne sont à vrai dire qu’un recueil de matériaux, les uns tout bruts encore, les autres inégalement dégrossis ; pourtant l’admiration, devant elles, n’hésite point. Senancour, lui, a vécu assez longtemps pour imprimer, pour remanier même et à plusieurs reprises quatre ou cinq ouvrages philosophiques. Chacun d’eux n’est qu’une esquisse, ou une préparation ou un chapitre de la grande œuvre qu’il rêvait : soit ; mais enfin, s’’il les a jugés dignes d’être publiés, c’est donc qu’il les croyait de nature à donner au moins une idée de son système. A l’impression trouble, quasi contradictoire, qu’ils nous font, il doit y avoir une cause, et une cause plus profonde que les contrastes de son existence.

Ne serait-ce point que dans sa pensée même il y eut contradiction ? Ne serait-ce point qu’entre son intelligence et son instinct, qu’entre son esprit et sa sensibilité ou son imagination, il