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pourtant, ne se découragea point encore. Il était forcé d’abandonner « pour un temps l’exécution entière de l’ouvrage le plus important et le plus nécessaire, » l’échec des Rêveries ne l’excitait guère à reprendre ce vaste travail ; du moins, il pouvait lui préparer et se préparer les voies en se faisant connaître du grand public, afin que sa réputation recommandât à l’avance son œuvre essentielle. « L’opinion, la célébrité, fussent-elles vaines en elles-mêmes, ne doivent être ni méprisées, ni même négligées, puisqu’elles sont un des grands moyens qui puissent conduire aux fins les plus louables comme les plus importantes… Il faudrait peut-être que des écrits philosophiques fussent toujours précédés par un bon livre d’un genre agréable qui fût bien répandu, bien lu, bien goûté. Celui qui a un nom parle avec plus de confiance ; il fait plus et mieux parce qu’il espère ne pas faire en vain… » Cet ouvrage « d’un genre agréable, » ce fut Obermann ; et Obermann ne fut ni « répandu, » ni « lu, » ni « goûté, » si ce n’est de quelques admirateurs épars et secrets. Le livre venait à un mauvais moment : l’éclatant succès de Chateaubriand éblouissait trop les regards pour qu’ils s’arrêtassent sur Senancour, et c’est ce qu’il n’a jamais pu pardonner à son heureux rival. Que se passa-t-il alors ? On ne peut que le deviner à quelques allusions amères de l’auteur désabusé. Il semble qu’il ait entrevu, qu’il ait espéré un appui possible, celui de Lucien Bonaparte peut-être, et qu’au dernier moment ce secours lui ait encore fait défaut. Du moins, rappelant encore le grand ouvrage qu’il avait projeté, il ajoutait d’un ton un peu aigri : « Je ne le fais point. Les hommes qui auraient pu vouloir que je le fisse n’y ont pas songé ; les événemens laissés à leur cours naturel ne le permettent pas encore. L’indépendance ne suffit point. » Il parlait ainsi en tête de l’Amour, autre ouvrage fragmentaire, autre ouvrage « d’utilité secrète et individuelle, » auquel il se résignait par force. l’Amour eut tout juste le genre de succès qui pouvait être plus pénible à Senancour que l’échec complet : un succès de scandale. On ne comprit point sa pensée toujours sérieuse, on rit de la gaucherie avec laquelle elle s’exprimait parfois, on s’indigna des audaces auxquelles elle s’abandonnait candidement. En vain Senancour réédita-t-il, en les remaniant à chaque fois de fond en comble, et les Rêveries et l’Amour ; en vain publia-t-il ses Libres Méditations ; en vain dans des travaux de librairie essaya-t-il de vulgariser ses idées ; en vain s’attaqua-t-il âprement au Génie du Christianisme,