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par ses méditations. Une fois marié, réfugié avec sa femme dans une étroite vallée des Alpes, loin du bruit des villes, loin des civilisations factices, dans le calme d’une solitude favorable à la pensée, il achèverait d’analyser la nature humaine, il en déduirait l’organisation sociale qui répond à ses besoins, il formulerait les lois dont les prescriptions strictement observées la rendraient heureuse : « Un livre manque à la terre… Un seul volume contiendrait les principes et les résultats, tout ce qu’il faut aux sociétés humaines. » Cette Bible de l’avenir serait sa tâche et les résultats qu’une pareille révélation ne manquerait point de produire seraient assez beaux, assez grands, assez bienfaisans, pour le consoler de n’avoir pu expérimenter par lui-même « ce que peut à la tête des États un homme libre de tout intérêt particulier. »

Pour être moins romanesque que son projet primitif, le nouveau dessein auquel Senancour rabattait ses-ambitions, n’était guère moins difficile à remplir. Il aurait fallu qu’il trouvât autour de lui la plus confiante, la plus constante, la plus courageuse assistance. Il n’en fut rien. À l’idée d’aller s’ensevelir dans les Alpes, Mme de Senancour, — qui pourtant avait « surtout plu » à son mari par ses « goûts sauvages, » — se trouva saisie d’un invincible effroi. Elle refusa tout net de mener la vie qu’il avait rêvée, renversant ainsi tous ses projets. Obligé de revenir avec elle à Fribourg, d’y reprendre les habitudes de petite ville qui lui étaient odieuses, Senancour ne pouvait plus songer à consacrer exclusivement sa vie à la méditation. Encore si sa femme avait essayé de lui rendre plus léger le poids de ses regrets ! Tout au contraire : lui qui, à maintes reprises, a soutenu que le sage devait éviter de se créer une famille, car « avoir une famille, c’est donner un otage à la fortune, » il apprit par expérience que les soucis matériels de l’entretien d’un ménage ne sont pas les pires suites d’une union imprudente. Aigrie par la gêne, choquée par certaines théories de son mari et surtout peut-être par son irréligion apparente, naturellement sérieuse jusqu’à la tristesse, bientôt « taciturne, brusque, impérieuse, austère, » elle rendit « toute sa maison malheureuse. » De là naquirent des « dissensions conjugales » dont Mme de Senancour, plus tard, parlait encore avec amertume et que Senancour lui-même a bien des fois rappelées : « Quand une famille est dans la solitude, non pas dans celle du désert, mais dans celle de l’isolement ;…