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car il en a été privé non moins cruellement. Lorsqu’il était encore tout enfant, « à sept ans, dit Sainte-Beuve, qui tenait ces détails de M. de Boisjolin, leur commun ami, il savait la géographie et les voyages d’une manière qui surprit beaucoup le bon et savant Mentelle. Il s’inquiétait déjà de la jeunesse des îles heureuses, des îles faciles de la Pacifique, d’Otaïti, de Tinian. » C’est la première origine d’un projet grandiose que conçut peu à peu Senancour et qu’il emporta tout formé dans sa tête, lors de son départ pour la Suisse. Nourri des spéculations politiques auxquelles se sont voués avec Rousseau et à sa suite tant de « philosophes » du XVIIIe siècle, il rêvait de passer enfin de la théorie pure aux actes. Il semble, d’après des allusions nombreuses semées dans ses écrits, qu’il méditait « de tenter chez les tribus encore un peu primitives une œuvre analogue à celle de Lycurgue, l’organisation d’une société dégagée de ces liens si compliqués qui rendent parmi nous le bonheur, même le repos de l’esprit, décidément impossible. » Il se flattait de trouver, « dans l’intérieur de l’Afrique, » des « contrées vastes, inconnues, » au milieu desquelles il élirait une « contrée circonscrite et isolée » que, par une heureuse législation, il « ramènerait à des mœurs primordiales. »

Mais, pour réaliser ces « velléités africaines, » ce n’était pas assez d’en « mûrir le dessein » et d’achever « les études qui en prépareraient l’exécution, » il fallait encore être robuste et sain. Or une imprudente excursion au Saint-Bernard, dans laquelle, perdu au milieu des ténèbres, emporté par un torrent glacial, il faillit laisser la vie, lui ravit le libre usage de ses membres : sur ses pieds « sans souplesse, » sa marche était mal assurée ; ses bras aussi faibles que ceux d’un enfant étaient incapables du moindre effort. Son aventureuse expédition lui devenait dès lors impossible. Il y renonça, non sans regrets et, bien des années après encore, il n’en était pas consolé : « Sans cette faiblesse des membres, mon mariage n’eût pas eu lieu. J’eusse été, je suppose, en Egypte, et là, à moins que je n’eusse été intime avec le général en chef, je me fusse jeté parmi les Arabes, dans le Saïd. » Encore un rêve écroulé ; encore un obstacle invincible opposé par les circonstances à ses aspirations les plus chères.

Du moins, puisqu’il ne pouvait courir ces glorieuses aventures et montrer aux hommes par une expérience irréfutable la route du vrai bonheur, il espérait bien leur être utile encore