Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vraie nature, son vrai but et sa vraie loi. Et pour prix de tant d’efforts, il n’a recueilli que la raillerie ou, pis encore, l’indifférence générale. Mais, au même moment, et à son insu même, quelques admirateurs enthousiastes le prenaient comme guide et comme maître, se nourrissaient de sa pensée, formaient autour de lui une espèce de petite église, ardente et secrète. Puis, un jour, tout d’un coup, la gloire paraît s’abattre sur lui. Les deux articles de Sainte-Beuve dans la Revue de Paris et dans le National le tirent en pleine lumière ; on réédite Obermann ; George Sand écrit, — et publie d’abord dans ce recueil[1] même, — une préface émue pour son livre ; les romantiques semblent reconnaître en lui un précurseur, ils en font presque un rival, peut-être même un devancier de Chateaubriand ; Senancour peut se croire enfin célèbre et il peut espérer que ses idées vont se répandre à travers le monde, atteindre la foule même. Décevante illusion ! Quelques années à peine s’écoulent, et voici que Senancour est de nouveau retombé dans l’ombre ; il meurt oublié de tous ; les pieux efforts d’une fille dévouée ne parviennent à maintenir ni son œuvre ni son nom ; elle ne peut même pas aboutir à cette réédition qu’il rêvait de quelques-uns de ses livres les plus chers. Mais, chose étrange, plus de soixante ans après sa mort, il renaît. La même petite église de disciples enthousiastes cultive avec la même dévotion sa mémoire : il y a une famille de « Senancouriens. » Levallois d’abord, puis Alvar Tornüdd, Raymond Bouyer, puis Edmond Pilon, Joachim Merlant, Christian Maréchal enfin lui ont consacré des études ou des livres et même de gros livres ; la Revue bleue a publié sa biographie rédigée par Virginie de Senancour ; la Société des Textes modernes prépare des rééditions critiques des Rêveries et d’Ohermann... Assurément, Senancour ne redevient pas à la mode ; il semble pourtant qu’il redevienne un peu d’actualité. Le moment est peut-être favorable, — avant qu’il ne retombe une seconde fois dans la demi-obscurité qui semble faite pour lui, — de chercher à résoudre l’énigme de sa destinée, de se demander comment s’expliquent ce culte fidèle de quelques-uns et cette indifférence de la foule, de voir enfin si cette fortune contradictoire ne vient pas de ce qu’il y aurait aussi de contradictoire dans sa vie, dans sa pensée et dans son œuvre.

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1833.