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SENANCOUR
A PROPOS D’UN LIVRE RÉCENT[1]

C’est une étrange destinée littéraire, que celle de Senancour, et je ne sais si l’on en trouverait une qui lui fût comparable. D’autres écrivains ont été surfaits en leur temps ; mais, peu à peu, leur gloire frelatée s’est comme dissoute, et ils sont retombés, pour y demeurer à jamais, au troisième ou au quatrième rang. D’autres, au contraire, ont été contestés ou méconnus de leurs contemporains ; mais leur mérite enfin s’est imposé, et la postérité plus impartiale leur voue d’un accord unanime l’admiration à laquelle ils ont droit. Senancour, lui, semble n’avoir jamais pu trouver sa place définitive : tour à tour il plonge dans l’obscurité, puis il en émerge pour y disparaître encore, et le jugement, sur son compte, hésite. Pendant plus de trente années, avec une obstination à chaque fois découragée et pourtant infatigable, il s’est efforcé d’atteindre, sinon le grand public, au moins une élite pensante, à laquelle il se flattait d’offrir de précieuses révélations. Ardent à répandre la vérité, il a tenté toutes les voies : il s’est fait philosophe, moraliste, romancier, auteur dramatique, critique littéraire, journaliste, pamphlétaire ; à chaque édition de ses principaux ouvrages, il les a bouleversés, refondus, récrits, de manière à en faire véritablement une œuvre toute nouvelle ; sous vingt formes différentes il a donné des fragmens variés d’un grand ouvrage longtemps médité, qui devait changer la face du monde en expliquant à l’homme sa

  1. Senancour, poète, penseur religieux et publiciste, par M. Joachim Merlan t, 1 vol. in-8o ; Fischbacher. C’est un ouvrage intéressant, consciencieux jusqu’à la minutie, et auquel je reprocherais surtout cette minutie même : l’analyse trop menue ne laisse pas se dégager aisément les grandes lignes et les idées générales.