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lui-même… Nous reprochons au moyen âge d’avoir été superstitieux et mystique : mais regardons autour de nous. Je lisais, il y a quelques jours, un curieux opuscule, celui d’un publiciste qui prêche l’abolition du pouvoir temporel des papes, la suppression des biens d’Eglise, l’arbitrage international comme instrument de paix perpétuelle… Quel est ce remueur d’idées ? Évidemment un contemporain de Rousseau ou de Voltaire… Il vivait au temps de Philippe le Bel… Quelqu’un a écrit les lignes suivantes : « N’emploie jamais la contrainte pour amener ton prochain à professer la croyance qui est tienne… La foi ne vient pas de la force, mais de la raison. » C’est la définition même de la tolérance religieuse, telle que l’entend la société moderne. Eh bien ! elle vient des croisades. » Pour ce grand chercheur, l’histoire n’était pas seulement un inventaire, mais l’hommage légitime rendu par notre temps à tous les temps.

Une œuvre ainsi conçue risque fort d’être impersonnelle. A l’inverse de ces écrivains qui se racontent eux-mêmes en racontant le passé et lui demandent moins la vérité que leurs vérités, M. Luchaire a mis comme une coquetterie à disparaître de ses livres. Il se cache derrière les faits, les laisse parler, se bornant, greffier impassible, à inscrire leur témoignage. A-t-il si bien réussi à s’effacer qu’on ne le retrouve ? Non, il n’est pas vrai que l’historien ne soit d’aucun temps, ni d’aucun pays. L’homme reparaît dans le savant, et notre auteur a dit lui-même excellemment : « La nature ne connaît pas et ne connaîtra jamais cet être de raison, qui ne sent pas, n’a pas de préférences et ne se passionne pour rien… » Lui, se passionnait profondément, silencieusement, comme tous ceux qui sentent en profondeur. Sous ce masque froid et correct, qui semblait toujours se réserver ou se recueillir, on devinait la nature chaude, capable de se donner comme de s’émouvoir. Il n’était pas un homme d’action. Les jouissances de la pensée lui parurent toujours supérieures à celles de la lutte, et il ne goûta guère d’autre émotion intellectuelle que celle de son labeur. Travailleur inlassable, dans cette carrière déjà longue, il ne connut aucun arrêt. Chaque jour ressemblait à un autre, consacré à l’étude, ne laissant guère au patient érudit que deux heures de repos ; lui-même ne s’accordait, dans l’année, qu’un seul mois de vacances. Rarement, l’Université et l’Académie ont eu des maîtres plus pénétrés de leur devoir, des confrères plus laborieux et plus