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qu’à former aux bonnes mœurs. Le brave Moreau, introduit quelques années plus tard chez Mme de Bellevaux, dans le dessein plus ou moins avoué de lui faire épouser une des chanoinesses, fut effaré de tout ce qu’il vit dans ce monde élégant et dépravé, où se rencontraient petits abbés, financiers, gens de lettres, gens de cour, artistes et philosophes. Tout lui parut suspect. Il faut lire cette page honnête et pudibonde : « De tous les personnages composant cette brillante compagnie, je ne nommerai que Marmontel, et j’ajouterai seulement que les cinq heures que je passai dans cette maison me décidèrent bien à n’y jamais remettre les pieds. Tout m’y parut malhonnête, excepté les propos. Comme les appartemens étaient vastes, les chambres nombreuses et toutes éclairées, on allait, on venait. Tableaux, livres, statues, deux grandes pagodes de cinq pieds de haut et très obscènes, boudoirs, chaises longues élégantes, et jusqu’aux dispositions des glaces, tout me sembla jurer avec le noviciat d’un chapitre et le stage de jeunes chanoinesses. Aujourd’hui que je me rappelle ces détails…. je dirais volontiers que je trouvai là une miniature d’un grand et vaste tableau qui m’effraie encore. Là, en effet, des amusemens de toute espèce réunissaient le haut et le bas clergé, la haute et basse noblesse, et, si j’ose le dire, le haut et le bas tiers-état. »

Mme Ducrest fut moins farouche. Elle demeura près de deux années avec sa fille dans cette maison luxueuse, où le mouvement et les plaisirs de chaque jour lui permettaient d’oublier ses mécomptes. Mme de Bellevaux avait sa loge à l’Opéra et à la Comédie-Française. On y menait tous les soirs la jeune fille, et il est à penser que sa tante, sa mère non plus peut-être, ne renonçaient à cause d’elle à aucune galante conversation. Elle pouvait suivre, en même temps que le jeu des acteurs sur la scène, le jeu bien autrement intéressant des manèges mondains et ses savantes coquetteries. L’élégance, la beauté et l’esprit de Mme de Bellevaux lui imposaient. On admirait autour d’elle le savoir-faire de la jeune femme qui s’était tirée avec adresse d’une situation délicate et difficile, et la vie de cette marraine brillante ne lui était pas proposée comme un exemple à fuir. Ainsi les circonstances poussaient l’enfant vers sa destinée ; elle s’accoutumait aux situations fausses ou équivoques. Il est certain que ni la position de Mme de Bellevaux dans le monde, ni celle de Mme Ducrest chez sa parente, ne pouvaient être bien assurées,