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toi se dégradera pour sympathiser avec la matière. Tel mari, telle femme. Tu t’es alliée à la vulgarité : elle sera comme un poids pour te courber vers la terre ; Sitôt que sa passion aura épuisé sa première fougue, il te tiendra pour quelque chose d’un peu mieux que son chien, d’un peu plus cher que son cheval… Qu’est-ce là ? Ses yeux sont appesantis : ne pense pas qu’ils sont moites de vin ; approche-toi de lui, embrasse-le, prends sa main dans la tienne. Il se peut que monseigneur soit las, qu’il se soit trop fatigué l’esprit. Trouve pour le délasser tes plus fraîches fantaisies, fais jouer autour de lui tes plus légères pensées. Il répondra juste et net à la question, il répondra des choses faciles à comprendre… Mieux vaudrait que tu fusses morte devant moi, t’eussé-je tuée de ma main ; mieux vaudrait que toi et moi nous fussions sous terre, à l’abri des hontes du cœur, roulés dans les bras l’un de l’autre et silencieux dans un dernier embrassement.


Il suffit peut-être de ces deux exemples. D’autres montreraient, comme eux, que Tennyson fut capable des accens les plus passionnés. La vérité est qu’il se méfie de la passion, qu’il en a peur, qu’il s’efforce de la dominer et de la contenir. Il ne revient qu’une certaine place à l’amour dans un monde bien ordonné. Est-ce donc méconnaître son pouvoir que de redouter ses ravages ? Et sont-ils seuls à le ressentir, ceux qui lui abandonnent tout ? C’est une illusion romantique d’adorer dans l’amour je ne sais quel droit sacré, le droit suprême de l’individu, qui a tous les droits, et de bénir ses dévastations. Tennyson ne pouvait se complaire à cet invidualisme exaspéré. Nous le retrouvons devant l’amour, comme nous l’avons vu devant la nature, avec le sentiment de la loi et de l’ordre.

On voit combien il s’oppose, en même temps qu’à notre romantisme, aux Shelley, aux Byron, à ces poètes de la révolte dont l’Angleterre conservatrice et traditionaliste accueillit les chants avec une stupeur mêlée d’indignation et d’admiration Elle allait se reconnaître, au contraire, tout entière et pendant un demi-siècle, dans l’œuvre qui exprimait non plus ses explosions et ses représailles, mais les dispositions normales, et habituelles de son âme.


IV

À mesure qu’il prend plus nettement conscience de lui-même et que son talent mûrit, Tennyson se plaît davantage à peindre la vie anglaise, à se faire l’interprète des sentimens anglais :