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III

Ce n’est pas sans raison que le langage appelle les douleurs des « épreuves. » On connaît mieux un homme quand on l’a vu souffrir, et le déchirement de notre être peut seul en montrer le fond. In memoriam révèle une âme harmonieuse et forte, capable de retrouver son équilibre, et plus ferme après les assauts contre lesquels se sont déployées victorieuses ses ressources d’ordre et d’énergie. Du haut de l’expérience personnelle qu’elle domine et par conséquent qu’elle dépasse, elle a une vue plus large et plus sereine de la nature et de l’humanité. L’Angleterre reconnut cette grandeur dans la poésie de Tennyson dès le recueil de 1842. Aux témoignages de Dickens, Landor, Rogers, Carlyle, Fitzgerald, Aubrey de Vere, vinrent s’ajouter ceux des plus grands écrivains de l’Amérique : Hawthorne, Emerson, Lowell, Edgar Poë. En 1845, Wordsworth écrivait à Henry Reed, de Philadelphie : « Tennyson est décidément le premier de nos poètes vivans, et j’espère qu’il vivra pour donner au monde des choses encore meilleures. » Les choses que le monde trouvait déjà si bonnes et qu’il allait aimer, — j’entends le monde anglo-saxon, — chaque jour davantage, ce n’était rien moins, sous des formes délicieusement poétiques et avec tous les prestiges de l’émotion et du sentiment, que l’évangile national de la loi et de l’ordre.

Voici d’abord le sentiment de la nature. Il n’y a pas de poésie moderne qui ne l’exprime. Le romantisme lui doit une part, et non la moindre, de son originalité et de sa puissance. Les poètes romantiques se livrent sans réserve à la nature, s’y abandonnent jusqu’à s’y perdre, ou au contraire se reprennent et se révoltent, s’emportent contre elle et l’invectivent. Toujours les jouets de leur mobile humeur, ils maudissent aujourd’hui ce qu’ils adoraient hier. Ils exècrent une indifférence qu’ils appelaient l’instant, d’avant sérénité, et ce qui leur était tout à l’heure un réconfort leur semble maintenant une insulte. Les a-t-on assez souvent cités, ces vers si beaux ?


Mais la nature est là qui t’attend et qui t’aime :
Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours.
Tout change autour de toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours.