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n’est guère possible de se méprendre davantage. On serait plus près sans doute de la vérité en affirmant qu’il n’y a pas d’œuvre dans la poésie lyrique moderne où le poète ait mis plus de lui-même, de sa vie intérieure, de sa vie profonde. C’est là non pas seulement qu’elle s’exprime, mais encore qu’elle se décide : c’est là qu’il faut aller la chercher, si nous la voulons connaître, là qu’il faut l’interroger, si nous voulons qu’elle nous livre son secret.

A l’âge où un jeune « intellectuel » s’éprendrait d’une philosophie ou d’une idée, Alfred Tennyson avait été attiré par une âme. Cette affection était pour lui un grand réconfort. L’ami parti, son appui se dérobait, son modèle devenait invisible. La fidélité du poète réussit à vaincre la mort. Il ferma devant celle qui était venue comme une voleuse les portes de son souvenir, et ce qu’elle avait cru lui soustraire, il ne l’en posséda que mieux. D’une belle vie près de laquelle il avait rêvé de dérouler la sienne, il fit une vie intérieure à sa vie. La mort n’interrompit rien : elle transforma et elle acheva. Elle fit d’une noble entente de deux êtres une communion absolue, une mystique fusion. Henry Arthur Hallam survit dans Alfred Tennyson qui a enrichi son âme de cette âme[1].

Les pièces d’In memoriam nous retracent cette longue lutte et cette victoire. L’œuvre écrite ne fait que suivre le progrès, noter les péripéties et les étapes, fixer les résultats d’une œuvre plus originale et plus rare, que la grande affaire du poète fut d’abord de réaliser en soi. Pour se consoler, il fallait croire ; pour continuer de vivre, il fallait espérer. Son âme était faite pour la foi et pour l’espérance. Elle s’appuyait sur le sens de la loi et de Tordre. Dès lors, ses méditations n’expriment pas tant une crise qu’un éveil, un élargissement, un progrès. Elle se repose mainte-tenant dans cette certitude : « Mieux vaut avoir perdu l’objet de son amour que n’avoir pas aimé. » Elle s’y repose, parce qu’elle sait qu’une éternelle séparation des âmes unies par l’amour est inconcevable. Ne lui demandez pas comment elle le sait : les chants d’un poète ne sont pas les spéculations d’un philosophe (XLVII). Mais l’âme peut arriver « à force de rester sérieuse et pensive, » comme dit Vigny, jusqu’à ce haut degré de sérénité religieuse, jusqu’à cette paix supérieure qui est le prix des longs efforts et des patientes élévations.

  1. CXXVIII, Thy voice is on the rolling air.