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mettre trop de zèle à cette tâche : le thème disparaît sous les ornemens ; nous ne percevons plus l’ensemble, tant nous sommes occupés au détail. L’auteur s’y arrête avec un scrupule excessif : il tombe dans les raffinemens et dans l’artifice. « Il excelle, dit M. Henry van Dyke, dans le délicat travail préraphaélite ; il sait peindre les fleurs dans la prairie, les bourgeons sur les arbres, les vagues en mouvement, l’eau qui court, les oiseaux qui volent ou se posent. » Je ne sais si, vingt-cinq ans après les débuts de Tennyson, les théoriciens du préraphaélisme, Ruskin et Rossetti, songèrent à se réclamer des premiers vers du « Lauréat. » Peut-être pourtant n’auraient-ils rien pu trouver dans la littérature anglaise qui répondît mieux à leur idéal.

Et c’est leur idéal aussi, un idéal de rêve, que nous reconnaissons dans ces images de femmes : Claribel, Lilian, Isabel, Mariana, Madeline, Adeline, Margaret, Rosalind, Eleänore, ces apparitions qu’évoque la suave fantaisie du jeune poète. Taine est très sensible à leur charme ; il nous conseille de les admirer de loin. « J’ai traduit bien des idées et bien des styles, je n’essaierai pas de traduire un seul de ces portraits-là. Chaque mot y est comme une teinte, curieusement rehaussée ou nuancée par la teinte voisine, avec toutes les hardiesses et les réussites du raffinement le plus heureux. La moindre altération brouillerait tout. » Il y avait donc du vrai dans la remarque du critique : Tennyson est déjà un parfait artiste. Nous voulons bien qu’il soit né poète, mais il ne s’était pas encore révélé grand poète.


II

Un silence de dix années, et Tennyson reparaît transfiguré : il vient se placer au premier rang de la poésie anglaise. A la distance où nous apparaît aujourd’hui cette grande destinée poétique, nous voyons se dérouler les causes et les effets. Le progrès n’est jamais l’œuvre du temps ; il s’accomplit en lui, non par lui, qui prête en quelque sorte son étoffe à toutes les créations, mais ne saurait rien créer. Un événement survint, dont on ne put mesurer que plus tard toute la portée, quand le poète sortit plus grand de cette crise, après en avoir fixé l’histoire dans un chef-d’œuvre : In memoriam.

En 1833, Alfred Tennyson perd son plus cher ami, Henry Arthur Hallam, le fils de l’historien, son compagnon de