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chez nous « populaires ? » Çà et là, tel classique ou tel moderne peut s’adresser à tous, être compris de tous, sans que l’art y perde rien. Mais c’est l’exception. En France, à dire le vrai, il n’y a pas de littérature pour le peuple. Les grands écrivains, en général, ne le connaissent pas, ne s’adressent pas à lui. Il a pourtant, ce peuple, ses joies et ses peines, ses travaux, ses passions, ses instincts confus d’art et de poésie. Il sent, et même il pense, et surtout il veut. Pourquoi ne parlerait-il pas lui-même ? Pourquoi ne s’exprimerait-il pas dans son langage ? Ce langage lui-même, incertain ou impropre au début, sera bientôt viril, fort, et neuf. Car il dira toujours quelque chose, et l’art pour l’art lui sera inconnu. Et il parlera de ce qu’il connaît bien. Qui peindra mieux l’homme du peuple que lui-même ? Et qui sait si, de cette néo-littérature, comme du néo-christianisme annoncé par Lamennais, ne naîtra point la révélation propre à remettre dans la grande voie de la nature ici l’art, là la religion ?

Ainsi s’enchaînent les questions aux questions. Et George Sand, conquise déjà à la palingénésie sociale, ajoute la foi littéraire à la foi politique, espérant toujours voir luire sur la nuit de la foule l’aube de la littérature nouvelle. Au moment précis où le premier échauffement de l’instruction populaire va provoquer quelque éclosion de poésie, elle écrit dans la préface du Compagnon du Tour de France, — de ce roman qui devait lui fermer pour de longues années la Revue où son talent avait pris un si magnifique essor, — ces lignes sous la date de 1840 :

« Il y aurait toute une littérature nouvelle à créer avec les véritables mœurs populaires, si peu connues des autres classes. Cette littérature commence au sein même du peuple ; elle en sortira brillante avant qu’il soit peu de temps. C’est là que se retrempera la muse romantique, muse éminemment révolutionnaire, et qui, depuis son apparition dans les lettres, cherche sa voie et sa famille. C’est dans la race forte qu’elle trouvera la jeunesse intellectuelle dont elle a besoin pour prendre sa volée. »

C’était là une affirmation intrépide. Néanmoins, les faits parurent, dans une certaine mesure, ne pas trop démentir une prophétie à ce point optimiste. Justement, l’apparition des Poésies de Magu, le tisserand de Lizy-sur-Ourcq, venait d’attirer l’attention (1839). Ce n’était point le premier poète ouvrier, puisque Reboul de Nîmes, Jasmin d’Agen, et d’autres, étaient déjà connus. Mais sa publication tombait trop à point pour ne pas exalter la