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de plaidoyer. Il rappela qu’il avait fait tout son possible pour assurer, pendant trente-trois ans, la paix et la liberté du pays, et qu’il n’avait fait de mal à personne.

— Je ne suis pas la cause des derniers événemens survenus, dit-il ; j’ai sauvé la patrie par la guerre contre la Grèce. Pourquoi voulez-vous me tuer ?… Et mon frère Mourad qui a été malade si longtemps, ne l’ai-je pas entouré de soins ? Je l’ai nourri avec du lait d’oiseau… Tout autre sultan l’aurait fait mettre à mort. Pourquoi voulez-vous me tuer ?

Les députés déclarèrent :

— Vous dépendez de la nation. La nation est grande et généreuse…

Mais cette affirmation, un peu trop vague, ne rassura pas Abdul-Hamid. Il s’écria :

— Epargnez ma vie !… Que mon frère épargne ma vie… Laissez-moi me retirer au palais de Tcheragan. Que j’aie la vie sauve ! Je donnerai ma fortune. Je ferai tout ce qu’on voudra.

Mais il n’obtint que des promesses évasives, et les délégués le quittèrent complètement effondré. Le jour même, il fut conduit à Tcheragan, d’où il put entendre les salves d’artillerie qui saluaient l’avènement de Mohamet V. Et dans la nuit, — exactement à deux heures, — il fut amené à la gare de Sirkedji.

Les officiers qui l’escortaient, les employés de la gare, ont raconté cette arrivée, dans le froid léger et le frisson gris d’avant l’aube. Quelques serviteurs et eunuques firent descendre des voitures onze femmes, — cadines et odalisques, — ainsi que le petit prince, à moitié endormi, curieux déjà et consolé. Les dames, voilées du yachmak blanc, étaient enveloppées de manteaux du soir, en dentelle et en soie claire, vêtemens peu commodes pour voyager, mais les waterproofs et les carricks anglais ne sont pas prévus dans le trousseau d’une sultane… Abdul-Hamid, très paternellement, fit monter ses épouses et son fils dans le wagon du train spécial, et demanda pour eux des limonades qu’on ne put trouver à la buvette de la gare.

Pendant que la locomotive chauffait, les dames aux manteaux de dentelles s’amusaient follement dans le wagon transformé en haremlike. Achetées toutes petites dans la sauvage Circassie, elles ne connaissaient de l’univers que les jardins réservés du palais, les kiosques de marbre remplis de trésors et de