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journaux… Déception… On déclare que rien n’est fait, que l’Assemblée délibère toujours, et qu’aucune décision ne sera prise avant demain midi…

Alors, l’Américaine se remet au piano, l’Arménien fredonne tristement le refrain de la chanson nègre, les familles grecques déplorent les retards qui les obligent à vivre la coûteuse vie d’hôtel ; la jolie dame de Prinkipo remonte surveiller ses quatre enfans, et je m’en vais faire la sieste dans ma chambre.

Mais, à peine m’y suis-je installée, que je reconnais le grand fracas sourd, la voix déjà familière du canon… Un coup… deux coups… Au sixième, plus de doute ! C’est la salve annonciatrice. Vite, je prends un chapeau, une écharpe, je sors, par la rue de Péra où des gens arrêtés écoutent, osant à peine croire leurs oreilles.

Il n’y a personne à l’ambassade, personne au consulat. Les terrasses sont inaccessibles. Mlle Ledoulx m’invite à monter… au grenier, où sont déjà réunies les servantes et une aimable demoiselle de Péra. Nous apercevons des morceaux du Bosphore, des coins de ville, une fumée blanche qui se mêle aux fumées noires des vapeurs…

Je propose de prendre une voiture et d’aller à Stamboul. La demoiselle de Péra se laisse tenter. Nous redescendons ensemble. Dans la ruelle en pente qui conduit à l’ambassade, les bleus de Salonique, les cadets de Pancaldi, les matelots du stationnaire, crient de joie et s’embrassent… Il y a un petit cadet de dix-sept ans, assis sur une chaise, qui tient son fusil entre ses genoux et le tapote amoureusement, comme une bête vivante, un bon chien. Il nous regarde, rit, et dit en français :

— C’est avec ça, avec ça !…

Une vieille dame vénérable s’approche du garçon. Elle le félicite, attendrie, et le regarde avec des yeux de grand’mère… Est-ce qu’elle va l’embrasser ? Elle lui demande s’il est content, et ce que l’on va faire du souverain déchu. Alors, le petit cadet redresse sa tête ronde, rasée, aux pommettes saillantes de Mongol, et sans cesser d’étreindre son fusil, il répond, d’une voix rauque :

— Au tombeau… Il ira au tombeau…

La rue, banale et grise malgré le soleil, est devenue en quelques minutes un éblouissement de couleurs, une floraison de soies et d’étamines éclatantes. Les drapeaux ont semblé