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la foule. Qu’elle la divise, ou, tout au contraire, quelle la rassemble et la ramasse, elle sait en figurer, par des moyens dont seule elle dispose, tantôt le partage et tantôt l’unanimité. Oh ! que parfois la vieille théorie du « milieu, » de la race et du moment, nous paraît donc vaine ! Un pays qui fut celui du gouvernement personnel et du régime absolu vit naître et prospérer un art plus libre que tout autre, et le peuple de Russie, alors qu’il n’était rien dans l’ordre politique et réel, dans l’ordre de l’idéal et sur le théâtre occupait déjà le premier plan.

Quel soin, quelle ardeur et quel amour ces choristes, même ces figurans, ne mettent-ils point à représenter la multitude ! Comme ils jouent et comme ils chantent ! Quelles voix, et, quand il le faut, quel silence ! Quelles attitudes et quels mouvemens ! Quelle participation et quelle soumission à l’ensemble ! Quel admirable et double exemple, pour employer le jargon moderne, de l’individualisme et de la solidarité !

C’est une individualité gracieuse, et même fort touchante, que Mlle Lipkowska (la Pskovitaine). Rien de plus séduisant que son regard et son sourire, hormis sa voix. Avant de quitter Paris, l’artiste a donné quatre représentations à l’Opéra-Comique. Dans la Traviata, ce fut « merveille de la voir, merveille de l’ouïr, » tant elle y montra de passion et de jeunesse, d’intelligence et de brio, de vivacité et de mélancolie.

Quant à M. Chaliapine, les mots d’extraordinaire et de prodigieux sont parmi ceux dont on use volontiers pour célébrer son double talent de chanteur et de comédien. Ils ne conviennent qu’à demi, son art, aujourd’hui sans pareil, étant fait avant tout de naturel et de vérité. Nul autre n’est plus éloigné de l’emphase, de l’intempérance et de l’excès, ne consiste davantage dans l’équilibre et dans l’harmonie. Si belle, et souple, et docile, que soit la voix de M. Chaliapine, quoi qu’elle ait, selon qu’il le faut, de puissance et de douceur, de colère, ou de tendresse, ou de tristesse grandiose, elle n’est jamais qu’un élément, comme la déclamation, comme le visage, le geste ou le regard, de la vie intégrale que l’artiste sait donner à son personnage. Il y a, disait Grétry, chanter pour chanter et chanter pour parler. M. Chaliapine possède le secret de l’une et de l’autre manière. Mais observez que son chant, alors même qu’il se rapproche de la parole, ne s’y réduit ou ne s’y perd jamais et demeure toujours un chant. Ni le mot n’abandonne l’intonation, ni la syllabe la note. Et dans ce trait particulier je crois trouver le signe ou le symbole de ce talent,